Hôpital de campagne CICR
Analyse

Rwanda : le génocide des Tutsis en 1994

Jean-Hervé Bradol
Jean-Hervé
Bradol

Médecin, diplômé de Médecine tropicale, de Médecine d'urgence et d'épidémiologie médicale. Il est parti pour la première fois en mission avec Médecins sans Frontières en 1989, entreprenant des missions longues en Ouganda, Somalie et Thaïlande. En 1994, il est entré au siège parisien comme responsable de programmes. Entre 1996 et 2000, il a été directeur de la communication, puis directeur des opérations. De mai 2000 à juin 2008, il a été président de la section française de Médecins sans Frontières. De 2000 à 2008, il a été membre du conseil d'administration de MSF USA et de MSF International. Il est l'auteur de plusieurs publications, dont "Innovations médicales en situations humanitaires" (L'Harmattan, 2009) et "Génocide et crimes de masse. L'expérience rwandaise de MSF 1982-1997" (CNRS Editions, 2016).

A l'occasion des 30 ans du génocide des Tutsis au Rwanda en 1994, nous proposons à la lecture cet article de Jean-Hervé Bradol, publié initialement dans la revue Les Temps Modernes en 1995.

Le 7 avril 1994 débuta au Rwanda l’extermination systématique des Tutsis. Une équipe chirurgicale MSF de cinq personnes arriva à Kigali le 13 avril. Jean-Hervé Bradol était membre de cette équipe. En Juillet-Août 1995, la revue Les Temps Modernes publia le n° 583 composé de quatorze articles traitant du génocide des Tutsis. Jean-Hervé contribua à ce numéro par un texte ayant pour titre Rwanda, avril-mai 1994, limites et ambiguïtés de l’action humanitaire. Crises politiques, massacres et exodes massifs. L’auteur participa aux convois d’ambulances dans plusieurs quartiers de Kigali, il fut confronté aux paroles et actes menaçant de tueurs miliciens qui tenaient des barrages dans la ville ; toujours à Kigali, il contribua au travail de l’équipe MSF dans un hôpital de campagne du CICR. Des actions humanitaires furent praticables à l’hôpital ; elles étaient dangereuses voire impossibles dans la ville, parsemée de tueurs et de militaires hostiles.  

RWANDA, AVRIL-MAI 1994, LIMITES ET AMBIGUÏTÉS DE L’ACTION HUMANITAIRE. CRISES POLITIQUES, MASSACRES ET EXODES MASSIFS

Depuis l’indépendance, une lutte féroce pour le pouvoir se déroule dans ce petit pays, pauvre et enclavé, de l’Afrique des Grands Lacs; son histoire politique est caractérisée par des massacres de population civile, l’exode de groupes importants de population, l’ethnisme, de multiples formes d’interventions étrangères. Octobre 1990, date de la première offensive militaire du FPR 1.    Front Patriotique Rwandais., marque un tournant dans l’histoire du pays.
En février 1993, une nouvelle offensive militaire du FPR provoque le déplacement de huit cent mille personnes. En dépit des fonds alloués par la communauté internationale, principalement l’Union européenne, des centaines de milliers de paysans pauvres, agglutinés dans des camps de déplacés, regardent leurs enfants mourir de faim et de dysenterie. Dans le camp de Nyacyonga, à quelques kilomètres des avant-postes militaires français, un enfant de moins de cinq ans sur quatre souffre de malnutrition aiguë. En juin 1994, dans les camps de déplacés de la préfecture de Kigali, le taux global de mortalité excède quatre décès pour dix mille personnes et par jour. Ces paysans hutus, fuyant l’avance du FPR, sont affamés par les détournements de l’aide alimentaire. La nourriture s’égare dans les méandres de la Croix-Rouge rwandaise, chargée de la distribution de la nourriture. L’entourage immédiat du président Habyarimana sera mis en cause dans ces affaires de détournement. Comment expliquer une telle famine à quinze minutes du centre de Kigali ?
Tout cela n’entame en rien le soutien indéfectible de la France au régime en place à Kigali. A la suite des protestations soulevées devant la situation nutritionnelle des camps, les fonctionnaires, les diplomates, les experts nous expliquent que la situation n’a rien d’anormal. La malnutrition, la mort des enfants nous sont présentées comme des phénomènes naturels en Afrique. Evidemment tous ces discours sont tenus par des personnes aux compétences très limitées, pour ne pas dire inexistantes, en matière d’aide d’urgence aux populations déplacées. Derrière ces discours, trois ressorts principaux : l’incompétence, un grand mépris pour la population rwandaise et la volonté farouche du bureaucrate de ne surtout pas faire de vagues.
Sous la double pression du CICR 2.    Comité International de la Croix-Rouge. et du représentant à Kigali de ECHO3.    Organisme d’aide d’urgence de l’Union Européenne., la situation s’améliorera à l’automne 1993, après bien des souffrances pour la population déplacée.
De novembre 1993 à janvier 1994, la mise en place et le suivi du programme d’assistance aux réfugiés burundais, venus chercher refuge au Rwanda à la suite des événements 4.    L’assassinat de Melchior Ndadaye, hutu, premier président élu du Burundi, est suivi de pogroms dont les victimes sont princi- palement la communauté tutsie du Burundi. A la suite de ces massacres, l’armée burundaise entame une sanglante campagne de répression contre la communauté hutue, entraînant la fuite au Rwanda, en Tanzanie et au Zaïre de plus de sept cent mille personnes. Le nombre de morts pour cette période a été estimé entre cinquante et quatre-vingt mille. d’octobre 1993 au Burundi mobilisent toute notre énergie. Les enfants des camps de réfugiés burundais connaissent un sort identique à ceux des camps de déplacés rwandais : le manque de nourriture. Les mécanismes de cette famine à l’intérieur des camps sont identiques à ceux décrits pour les camps de déplacés internes. Une fois de plus, les détournements de l’aide alimentaire par les autorités rwandaises, via la Croix- Rouge rwandaise, affament la population. En janvier 1994, 40 % des enfants de moins de cinq ans du camp de Burengé, préfecture de Kigali, souffrent de malnutrition aiguë.

AVRIL 1994, DES ÉVENEMENTS ANNONCÉS

Les agences médicales travaillant au Rwanda ne s’étonnent pas du déclenchement des tueries. Celles-ci sont largement annoncées par la non-application des accords d’Arusha 5.    Accords signés à Arusha, Tanzanie, en août 1993, prévoyant la formation d’un gouvernement formé de l’ensemble des partis politiques rwandais et l’intégration des troupes du FPR au sein de l’armée rwandaise., les assassinats d’hommes politiques, la distribution d’armes aux milices et des journées d’émeutes au cours desquelles les interahamhwe 6.    Milices civiles du MRND, parti au pouvoir du président Juvénal Habyarimana. font régner la terreur. La totale passivité de la MINUAR 7.    Mission des Nations Unies d’Assistance au Rwanda. face aux agressions commises par les interahamhwe augure mal de l’avenir. Plusieurs semaines avant les événements, différentes agences médicales, dont le CICR et MSF, préparent un plan d’urgence pour la prise en charge d’un grand nombre de blessés excédant les capacités des hôpitaux de Kigali. Nous installons des tentes, des réservoirs à eau et entreposons des médicaments sur une petite place devant le Centre Hospitalier de Kigali (CHK). Ces préparatifs doivent permettre le triage et les premiers soins pour un grand nombre de blessés à l’entrée du CHK. Nous cherchons ainsi à éviter la paralysie totale du CHK en cas d’afflux massif de blessés. Cependant nous sommes loin de prévoir l’ampleur des événements.
Le déclenchement des massacres, le début des combats entre les FAR 8.    Forces Armées Rwandaises. et le FPR mettent un terme aux activités d’assistance aux réfugiés burundais. Certains d’entre eux participent aux côtés des miliciens rwandais aux massacres de la population tutsie de la région du Bugesera 9.    Sud de la préfecture de Kigali.. Le personnel rwandais tutsi de MSF n’est pas épargné : plusieurs dizaines de morts, tués, sur la base de leur appartenance communautaire, par leurs anciens collègues et des réfugiés encadrés par les miliciens et les militaires rwandais. Par la suite, des réfugiés burundais seront victimes des représailles du FPR 10.    Massacre dans la mosquée de Nzangwa, commune de Gas- hora, préfecture de Kigali, 15 mai 1994. Source MSF.. La grande majorité de ces réfugiés, originaires de la province de Kirundo, rentrent rapidement au Burundi.
Le vendredi 9 avril 1994, l’équipe MSF, présente à Kigali pour l’assistance aux réfugiés burundais, se rend au Centre Hospitalier de Kigali (CHK) pour apporter des soins aux très nombreux blessés. De retour, le lendemain, ils constatent que les blessés soignés la veille ont été exécutés. Profondément écœurés par l’assassinat des blessés et menacés par la grande insécurité régnant à Kigali, ils quittent la ville le 11 avril, lors de l’évacuation des ressortissants étrangers assurée par les soldats belges et français.

UNE POLITIQUE PLANIFIÉE ET SYSTÉMATIQUE D’EXTERMINATION

Le 13 avril 1994, nous arrivons à Kigali, avec une équipe chirurgicale MSF de cinq personnes. Des contacts préalables avec le CICR, à Genève, Bujumbura 11.    Capitale du Burundi. et Kigali, nous permettent de nous joindre à un convoi CICR au départ de Bujumbura. Nous pensons que l’assassinat du président Habyarimana 12.    Le 6 avril, l’avion du président Habyarimana est abattu par un missile lors de son atterrissage sur l’aéroport de Kigali. Les massacres commencent dans la soirée. sera suivi d’émeutes populaires, d’exactions contre la communauté tutsie, que nous devrons attendre quelques jours pour pouvoir prendre en charge correctement les blessés. A l’arrivée à Kigali, premières discussions avec le CICR, nous envisageons d’aller travailler au CHK.
Le jeudi 14 avril, nous visitons le CHK, énorme hôpital pavillonnaire de plusieurs centaines de lits. Les jours précédant notre arrivée, la morgue de l’hôpital comptait jusqu’à mille morts. Lors de notre visite, quatre cents corps sont toujours dans la morgue. Ces constatations et un rapide interrogatoire des rares blessés tutsis épargnés nous obligent à nous rendre à l’évidence : l’hôpital sert d’abattoir. Les blessés tutsis épargnés le doivent à des amis hutus ou à l’avidité de certains des assassins préférant les garder un peu en vie pour leur extorquer de l’argent. Pour cette raison il paraît impossible de travailler dans cet « hôpital ». Hôpital signifie avant tout hospitalité. Même si les circonstances ne permettent pas des soins adaptés, nous avons le devoir d’accueillir dans la dignité et sans aucune discrimination tous les blessés. Comment accepter le triage des blessés, en fonction de leur appartenance communautaire, et leur exécution dans l’enceinte de l’hôpital ?
Nous décidons de travailler sous la coordination du CICR, dans un hôpital de campagne aménagé dans le Centre des sœurs salésiennes de Don Bosco, avenue de Kyovu. L’installation de l’hôpital est grandement facilitée par l’absence de coupures durables d’eau, d’électricité et de téléphone dans le quartier Kyovu 13.    Quartier de Kigali.. Les combats entre les FAR et le FPR sont extrêmement limités.
Dans la ville, c’est l’horreur. Nous pouvons observer, des terrasses de l’hôpital de campagne du CICR, les miliciens exécuter leurs victimes aux barrages. Certaines parviennent à se réfugier in extremis dans l’hôpital, d’autres sont tuées devant la porte. Pour une famille cherchant à fuir Kigali, ne pas porter la mention hutue sur les cartes d’identité signifie la mort sur place au bord de la route. Les corps sont vaguement poussés sur le côté. Des prisonniers en uniforme rose, encadrés par leurs gardiens en combinaison orange, ramassent régulièrement les corps en camion-benne. En regard du nombre de cadavres, ce travail, bien organisé, permet le ramassage de la grande majorité des corps. Etre blessé, aux yeux des miliciens, signifie automatiquement être un ennemi. Ils sont bien sûr certains que le blessé l’a été pour des raisons simples et bonnes : être tutsi, infiltré ou sympathisant FPR. Les miliciens se rassemblent à coups de sifflets, criant " inkotani, inkotani...14.    Expression désignant, en kinyarwanda, de manière plutôt flatteuse les combattants du FPR. Elle était pourtant employée couramment par les miliciens eux-mêmes. ", pour faire la chasse à un passant dont la seule particularité réside dans le port d’un bandage; nul bénéfice du doute, peine unique : la mort.

LES TENTATIVES D’ÉVACUATIONS SANITAIRES

Tous les matins, un convoi d’ambulances (volontaires de la Croix-Rouge rwandaise et délégués du CICR) part en direction des différents quartiers de la ville pour essayer d’évacuer les blessés vers l’hôpital de campagne du CICR. Je me joins aux délégués du CICR pour ce travail. Ma fonction, en tant que médecin, est d’évaluer la gravité des blessures avant l’évacuation des blessés vers l’hôpital de campagne du CICR. La capacité d’accueil de l’hôpital de campagne du CICR se limite à cent cinquante patients. Nous pensons devoir réserver les lits aux blessés les plus gravement atteints. D’autre part, les blessés risquent d’être exécutés pendant le transport. Le triage médical consiste en la sélection et le transport à l’hôpital des blessés qui, faute de soins chirurgicaux, seraient condamnés à une mort probable par la gravité de leurs blessures. Les institutions religieuses abritant des blessés téléphonent à la délégation du CICR pour en demander l’évacuation.
Le vendredi 15 avril, nous allons à Gikondo 15. Quartier de Kigali.. Le quartier est intégralement quadrillé de barrages gardés par des miliciens. Nous devons négocier notre passage à chaque barrière. Le message est clair : « Le 6 avril, l’avion du président Habyarimana est abattu par un missile lors de son atterrissage sur l’aéroport de Kigali. Les massacres commencent dans la soirée. Vous pouvez passer mais cela ne sert à rien. Nous les tuons tous. Il n’y a pas de blessés et, même si vous en trouvez, nous les tuerons. » Les miliciens fouillent toutes les maisons. A travers les fenêtres ouvertes, nous pouvons les voir chercher leurs victimes jusque dans les placards, fouillant le moindre interstice à la recherche d’un Tutsi. L’institution religieuse où nous nous rendons a été attaquée. En dehors des cadavres et des restes humains calcinés, il n’y a plus que les murs. Les églises également se transforment en abattoirs. Des survivants sont signalés dans le marché de Gikondo. Les interahamhwe ne nous laissent pas y pénétrer et achèvent leur besogne. Quand nous quittons le quartier de Gikondo, les miliciens regardent sous nos véhicules pour vérifier que personne ne s’échappe en s’accrochant au pont de la voiture !
Nous quittons Gikondo pour Nyamirambo 16.    Quartier de Kigali. dont certaines institutions religieuses abritent encore des blessés. Devant la détermination des miliciens, nous nous résignons à n’évacuer personne, persuadés que les blessés seront arrachés des ambulances et exécutés sur le bord de la route. Cela s’est effectivement produit plus tard. De plus, s’arrêter trop ostensiblement devant un centre religieux hébergeant des personnes menacées, c’est désigner aux miliciens des proies susceptibles de leur échapper. Certaines institutions religieuses tentent de se préserver des massacres à l’aide de relations personnelles, de demande de protection à la gendarmerie et de paiements en argent.
Les membres de notre équipe chirurgicale capitalisent une certaine expérience de la guerre (Somalie, Bosnie, Sri Lanka, etc.). Certains d’entre nous étaient déjà des adultes pendant la Seconde Guerre mondiale. Crimes de guerre et émeutes populaires sont pour nous plus que des mots. En d’autres lieux, à d’autres époques, nous en avons été témoins. A Kigali, en avril 1994, il n’y a pas d’émeutes populaires. Les pillages se limitent aux biens des victimes sélectionnées en fonction de leur appartenance communautaire (tutsie) ou de leurs sympathies politiques.
Parmi les premiers blessés accueillis dans l’hôpital de campagne du CICR se trouve une petite fille de six ans. Une large entaille, due à un coup de machette, lui barre le visage. Qui peut avoir le cœur de regarder une enfant de six ans de face, de lever le bras et de lui porter un coup de machette au visage ? On imagine un individu en pleine crise délirante. Puis, heure après heure, jour après jour, on voit des dizaines et des dizaines de petits enfants mutilés. A examiner les cadavres sur le bord des routes, dans les églises et dans le centre « hospitalier » de Kigali, force est de constater que la seule originalité de ces enfants mutilés est de ne pas avoir été tués.
Nous visitons la « Sainte Famille » 17.    Église et complexe de bâtiments religieux au centre ville de Kigali., tous les jours. Plusieurs milliers de personnes menacées tentent d’y trouver refuge. Les blessés graves sont déjà morts. Nous procédons à quelques évacuations de blessés. Très rapidement, les miliciens sont présents en permanence à l’intérieur de la « Sainte Famille ». Les blessés légers que nous soignons dans la matinée nous parlent de leur peur de faire partie du groupe qui sera exécuté la nuit prochaine par les miliciens. Toutes les nuits, les miliciens prélèvent leur quota de victimes et les assassinent. Les autorités politiques et militaires de la ville contactées par le CICR assurent qu’elles font le maximum pour éviter ce qu’elles présentent comme des débordements. Nous en parlons avec les réfugiés de l’Institut Saint-Paul. Un médecin hutu, menacé en raison de ses sympathies pour un parti d’opposition, réfugié dans cette institution, nous déclare : « Sachez bien que les autorités auxquelles vous demandez d’intervenir pour nous protéger viennent nous visiter la nuit à la tête des milices pour sélectionner les futures victimes. »
Les morts sont plus nombreux que les blessés. Pourtant les armes utilisées, des machettes, ne peuvent être qualifiées d’armes de destruction de masse. L’assassinat systématique des Rwandais tutsis et des Rwandais hutus suspectés de ne pas soutenir les tueurs finit par nous convaincre que seule une incroyable volonté politique peut produire un tel résultat.

NÉGOCIER AVEC LES MILICES ET LES FAR

Du côté des forces gouvernementales, Kigali est complètement quadrillée. A presque toutes les intersections, les miliciens instaurent des barrages. Aux barrages principaux, les militaires ou les gendarmes sont présents. Les premiers jours, les armes à feux sont relativement rares. Puis elles deviennent plus fréquentes. L’explication nous sera donnée par un colonel des FAR : tous les jours, un camion de l’armée fait le tour des barrages pour distribuer armes et munitions. Au hasard de nos tentatives d’évacuation sanitaire, nous assistons parfois à ces distributions. Les chefs militaires des FAR déclarent souvent avoir été trop occupés par l’offensive du FPR pour être responsables des massacres. La présence des militaires parmi les miliciens et la distribution quotidienne de munitions le démentent.
Chaque jour, nous essayons de terminer les évacuations avant 13 heures. Passé ce cap, les miliciens sont trop défoncés (alcool de banane, bière, herbe, etc.). Chaque jour, même si l’espoir de réussir à évacuer des blessés tutsis est mince, nous négocions notre entrée dans les différents quartiers de Kigali. Cela permet au moins de maintenir le contact et d’avoir des informations sur la situation en ville. A l’arrivée aux barrages, nous essayons de repérer le chef. Les volontaires de la Croix- Rouge rwandaise démarrent les négociations. Nous avons collé sur le pare-brise l’autorisation de circuler des autorités militaires, signée de Bizimana (ministre de la Défense du gouvernement intérimaire). Quand les miliciens ne savent pas lire, nous martelons le nom de Bizimana et montrons la signature et le cachet. Les questions sont toujours les mêmes : « Pouvons-nous passer ? Pouvons-nous ramener des blessés ? Même pas des enfants ? » Le plus souvent, notre propre passage ne pose pas problème à condition et sous peine de mort de ne pas être belge 18.    Les autorités font courir le bruit que le président Habyarimana a été tué par des Belges, la chasse aux Belges est ouverte dans Kigali.. L’autorisation de transporter des blessés adultes n’est jamais accordée. La réponse est simple : « Nous les tuons tous ! » Pour les enfants, nous y parvenons parfois. Nous essayons de faire comprendre notre rôle aux miliciens : « Un jour vous serez peut-être blessés et serez contents que l’on vous évacue sur notre hôpital». Parfois les miliciens sont déchaînés. Nous essayons de nous interposer pour les dissuader de tirer une rafale d’arme automatique sur les blessés ou de jeter une grenade dans l’ambulance. A d’autres occasions, ils miment notre égorgement. Nous négocions avec des fous complètement défoncés. Ils ont déjà beaucoup tué, alors un de plus... Nous essayons d’établir le contact, de leur serrer la main, d’apprendre leur nom, voire de créer des rapports plus personnels, presque une forme de« complicité ». Certains, parmi ceux qui veulent nous égorger à l’entrée de Nyamirambo, nous demandent de les embaucher à l’hôpital, à notre sortie du quartier. Cela paraît péremptoire mais nous avons le sentiment qu’ils pourraient aussi bien travailler dans l’hôpital de campagne du CICR sans tuer personne.
Au fil des jours, l’initiative individuelle et la« libre entreprise» reprennent leurs droits. De petits étalages, tenus par les miliciens, s’installent aux barrages. Nous leur achetons de la bière et des cigarettes. Le plus souvent, nous oscillons entre la peur et le plus parfait détachement. Nous sommes bien loin de l’image du gentil petit humanitaire sans peur et sans reproche.
Tous les jours, nous passons également aux urgences du CHK. Deux chirurgiens rwandais y opèrent. Si les blessés, soldats des FAR pour la plupart, sont trop nombreux, nous en amenons une partie à l’hôpital de campagne du CICR.
A cette époque, nous rencontrons deux officiers de l’armée et de la gendarmerie qui, de toute évidence, désapprouvent les massacres en cours et la participation de l’armée à ces horreurs. Très vite menacés en raison de leur« mollesse », ils s’enfuient de Kigali.
Le 19 avril, nous procédons à l’évacuation des blessés du stade Amahoro. Le stade se situe dans une zone contrôlée par le FPR. Avec la coopération de la MINUAR, le CICR négocie le passage de la ligne de front. Le stade Amahoro est divisé en deux parties, dans le sens de la longueur, par un rideau de fil de fer barbelé : d’un côté quelques milliers de réfugiés, de l’autre les soldats de la MINUAR. Plusieurs obus de mortiers, venant du centre ville contrôlé par les FAR, atteignent le stade. Le CICR et la MINUAR négocient le passage de la ligne de front. Nous trouvons sur place une dizaine de morts et une quarantaine de blessés. La situation est délicate, les balles sifflent de tous les côtés. Les pourparlers pour franchir la ligne de front, au retour, se prolongent. Plusieurs blessés saignent beaucoup à la suite d’amputations de « fortune » pratiquées dans le stade par des médecins rwandais. Nous n’avions pas prévu d’être bloqués aussi longtemps par les pourparlers. Nous manquons de matériel pour les soigner correctement. Nous sommes au milieu des combats, nous attendons d’être évacués : les officiers bangladeshis de la MINUAR nous offrent un thé. L’évacuation des blessés du stade illustre une nouvelle fois que nous ne sommes pas confrontés à des émeutes populaires. Nous n’aurions pu traverser si facilement une ville en pleine émeute. Dans Kigali, l’ordre règne. Dès le début des événements, le comportement de la MINUAR se caractérise par l’incapacité d’user de la force pour protéger les populations civiles. Une modification de son mandat par le Conseil de sécurité des Nations unies aurait été nécessaire. De plus, le 7 avril, l’assassinat de dix casques bleus belges, chargés de la protection du Premier ministre, Agathe Uwilingiyimana, dénote une totale faillite des troupes de la MINUAR à assurer leur propre défense. Le 22 avril, le Conseil de sécurité se décide. Les effectifs de la MINUAR sont réduits de deux mille cinq cents à deux cent soixante-dix hommes. C’est la démission totale. De plus, le départ de la composante belge de la MINUAR prive les deux cent soixante-dix hommes restés à Kigali du support logistique permettant des missions d’évacuation dans des conditions de sécurité satisfaisantes. En dépit du manque de moyens, de l’absence d’un mandat adapté à la situation, les casques bleus restés à Kigali, bien souvent au péril de leur vie, essaient à chaque occasion de porter secours aux civils menacés. Les résultats sont affligeants : triste spectacle de soldats professionnels, représentant la communauté internationale, obligés de reculer face à des groupes de miliciens principalement armés de machettes.

UN ÎLOT D’HUMANITÉ

L’arrivée à l’hôpital constitue toujours un soulagement. Il remplit un rôle primordial : lieu où personne ne sera tué. Les blessés sont d’origines diverses : civils rwandais tutsis et hutus, militaires des FAR, miliciens, animateurs de la Radio des Mille Collines 19.    La Radio des Mille Collines (RTLM), média du génocide, incite les miliciens à continuer les tueries jusqu’au bout. Nous l’écoutons pour être informés des menaces qui pourraient peser sur l’hôpital de campagne du CICR. Les ambulances du CICR seront accusées par la radio de transporter des troupes du FPR. Nous prenons la menace au sérieux. Le CICR arrivera de justesse à faire passer, sur la Radio des Mille Collines, un communiqué démentant ces faits.. Différentes nationalités sont représentées au sein du personnel de l’hôpital.
Le 17 avril, quelques obus de mortiers, venant des positions FPR, touchent le bâtiment abritant la Radio de la mort. Première entorse au catéchisme humanitaire, nous nous en réjouissons. Deux animateurs radio blessés sont transférés à l’hôpital de campagne du CICR. Ils recevront les meilleurs soins possibles. Nous essayons d’imposer une ferme discipline au personnel de l’hôpital pour éviter tout incident à l’intérieur de l’enceinte. Une sœur zaïroise, responsable de la communauté religieuse qui nous héberge, interdit les réunions du personnel. Elle veille fermement à ce que chacun accomplisse sa tâche sans faire de commentaire déplacé. Nous sommes tous très conscients que le danger pourrait également venir d’une détérioration du climat à l’intérieur de l’hôpital. L’ensemble du personnel travaille, mange et dort dans l’hôpital. Tout cela facilite grandement le contrôle de la situation.
Les premiers jours, nous disposons de capacités d’hébergement limitées. Pour ne pas saturer l’hôpital, nous ramenons, après traitement, certains blessés à la « Sainte Famille ». Nous n’avons pas la capacité de garder à l’hôpital tous les convalescents pour les protéger. Très vite, nous annexons et transformons les maisons avoisinantes en centres de convalescence, afin d’éviter de renvoyer ä l’abattoir les patients tout juste soignés.
En mai, les miliciens font une incursion dans l’hôpital. Mécontents du traitement reçu par un des leurs, ils menacent de mort les blessés et le personnel. Deux soldats de la MINUAR, présents par hasard, essayent de s’interposer sans beaucoup de succès. Deux soldats des FAR parviennent à les convaincre de quitter l’hôpital sans commettre d’exactions. A cette exception près, les miliciens n’entrent pas dans l’hôpital. Ils ne peuvent pas y tuer. Le travail remarquable effectué par le CICR à Kigali a permis l’existence de cet îlot d’humanité.

LES RÉACTIONS DE LA POPULATION DE KIGALI FACE AUX TUERIES

On ne peut comprendre et résumer les réactions de l’ensemble d’une population confrontée à de tels événements. Les deux exemples ci-dessous n’ont pas cette prétention.
Un matin, dans la partie de Nyamirambo proche du mont Kigali, nous tombons sur un barrage dont les gardiens nous demandent de prendre en charge un jeune blessé tutsi. Très intrigués, nous les interrogeons : « Qui êtes-vous, pourquoi voulez-vous l’aider ? » Les habitants d’un groupe de maisons se sont organisés pour résister aux miliciens. A l’exception d’une vieille pétoire, ils sont armés de gourdins et de machettes. Depuis plusieurs jours, ils tentent de limiter les incursions des miliciens et protègent quelques familles tutsies.
Un soir, dans l’hôpital de campagne du CICR, autour de minuit, nous attendons la fin de la dernière intervention chirurgicale de la journée. Nous fumons une cigarette. Un assistant médical zaïrois interpelle un brancardier rwandais. Il parle en français, soucieux d’être compris de tous. « Ecoute, au Zaïre, j’habitais à Kinshasa, j’ai vu des émeutes à Kinshasa, les Zaïrois ont commis des choses terribles, c’est pour ça que je suis parti de l’autre côté du pays chercher du travail. Mais ce que vous faites en ce moment, même pour moi un Zaïrois qui a vu des choses incroyables dans son pays... vous êtes vraiment des n’importe quoi... » Le fond de son discours est très insultant pour les Rwandais mais il fait attention de n’employer aucune insulte. Le brancardier rwandais ne participe pas aux massacres. Il vit et travaille dans l’hôpital. J’ai eu l’occasion de parler avec lui de la situation en ville. Il trouve cela abominable. En travaillant à l’hôpital, il réussit à se mettre en dehors des tueries. Il souhaite émigrer le plus vite possible au Canada où son frère réside. Ses parents décédés étaient hutus et tutsis. Il ne se sent nullement impliqué dans le conflit. Sa réponse à l’assistant médical zaïrois consiste à dire que puisque le FPR a attaqué, le massacre de la population tutsie est logique. Même lui, qui fait tout pour se mettre à l’écart, accepte l’extermination des Tutsis comme inévitable.

LES LIMITES DE L’ACTION HUMANITAIRE

Comment qualifier une guerre faisant plus de morts que de blessés, essentiellement civils ? Comment qualifier l’extermination des Rwandais tutsis à laquelle nous assistons impuissants ? Que faire de plus pour protéger les victimes ?
L’action humanitaire en temps de guerre reste drapée dans des certitudes issues de l’expérience de la bataille de Solferino 20.    1859, victoire franco-sarde sur les Autrichiens. et de la Première Guerre mondiale. Un conflit dont l’objet serait la conquête de territoires et les acteurs des militaires unanimement reconnus comme d’enthousiastes volontaires. Les civils sont virtuellement absents, à condition d’oublier l’origine des soldats. L’affrontement se déroulerait dans une sorte de terrain vague n’impliquant pas les populations civiles. Aussitôt blessés, les soldats, sans tenir compte de leur uniforme ou de leur conduite sur le champ de bataille, intègrent la catégorie des victimes. Les secouristes entrent en scène, protégés par leur croix rouge, neutres, impartiaux. Ils ramassent les blessés, militent pour qu’on leur laisse la vie, les sauvent et les réparent. Il y aurait beaucoup à dire sur la réalité historique d’une telle carte postale. Les soldats révoltés russes, allemands et français de l’année 1917 ne seront jamais des héros; ils ont refusé d’être volontaires pour la grande boucherie. Pour beaucoup d’entre eux, leur revendication d’être humain à ne pas être tué et à ne pas tuer trouvera comme seul écho les salves des pelotons d’exécution.
Que reste-t-il, à Kigali, en avril 1994, des principes de l’action humanitaire issus d’épisodes historiquement datés, déjà profondément remis en cause par les critiques suscitées par l’action de la Croix-Rouge face à l’extermination des Juifs au cours de la Seconde Guerre mondiale ?
Dans la crainte, une fois de plus, de voir les révisionnistes être plus dynamiques que les historiens, faut-il de nouveau affirmer qu’il ne s’agissait certes pas des tueries symétriques de deux groupes de sauvages ? Et, pour reprendre les termes des exégètes de la guerre propre, faut-il assurer que les pertes subies par la population civile ne correspondaient en rien aux dommages collatéraux infligés aux civils par deux armées ne maîtrisant pas les techniques de « frappe chirurgicale » ?
Kigali, en avril 1994, c’est la réalisation et la diffusion en mondovision de l’extermination des individus d’un groupe humain, accomplie sous la direction de l’Etat rwandais avec la bienveillance complice de l’État français (membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies), sous le regard indifférent des États les plus puissants de la communauté internationale. Au Rwanda, l’essence de la guerre demeure l’anéantissement de l’adversaire. Mais ici l’adversaire se définit comme l’ensemble des membres d’une communauté civile désarmée et anéantissement signifie la mort de tous les Rwandais tutsis. Peut-on, face à une telle politique, respecter le silence imposé par une exigence de neutralité, pour négocier auprès de belligérants le ramassage de blessés, assimilés aux soldats des guerres de la fin du XIX et du début du XX siècle ?
Les miliciens, qui, face à notre volonté d’évacuer les blessés des quartiers de Kigali, au début du mois d’avril, déclarent « Pas la peine de chercher des blessés, nous les tuons tous... », nous donnent une leçon d’histoire. Nos petites certitudes, quant aux conduites à tenir pour les volontaires des organisations humanitaires en temps de conflit, volent en éclats.
Appliquer à la lettre le modèle de l’action humanitaire en période de conflit serait, par notre silence, se rendre complice d’un génocide. Est-il de nouveau nécessaire d’expliquer ce qui singularise le génocide des autres crimes ? Peut-on oublier que la reconstruction de l’Europe et des relations internationales, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, s’appuie pour partie sur cette reconnaissance ? Est-il possible, au nom de l’action humanitaire, de se soustraire aux obligations de la convention du 9 décembre 1948 sur la prévention et la répression du crime de génocide ?

PARLER POUR NE PAS ÊTRE COMPLICE

A Paris, un groupe d’intellectuels fait circuler un appel 21.    Appel pour l’arrêt immédiat du génocide et le soutien au mouvement démocratique, lancé le 24 avril 1994. à l’arrêt immédiat du génocide. A la suite du massacre des blessés 22.    Le 23 avril, les militaires des FAR et les miliciens massacrent cent soixante-dix patients et personnels. Source MSF. de l’hôpital universitaire de Butare 23.    Deuxième ville du Rwanda., Reginald Morens, président de MSF en Belgique, publie un article 24.    De Morgen, 24 avril, FR Soir, 6 mai 1994. qualifiant les événements de génocide.
Au bureau MSF de Paris, choqués, confus, nous consultons le dictionnaire et la convention du 9 décembre 1948 sur la prévention et la répression du crime de génocide. En France, un mois après le début des tueries et des centaines de milliers de morts, un demi-silence complice des autorités reste la règle. Les événements sont qualifiés d’affrontements ethniques, inévitables en Afrique. Plusieurs contacts avec des journalistes nous permettent de mesurer l’importance des pressions subies pour ne pas qualifier l’événement de génocide. Les États espèrent ainsi échapper à leurs obligations au regard du droit international. L’Etat français soutient, finance et arme les extrémistes au pouvoir à Kigali depuis de nombreuses années. Début mai, interrogé par Patrick Poivre d’Arvor et Paul Amar, en direct à la télévision, Mitterrand se débarrasse de la question en évoquant les nombreux drames se déroulant en Afrique.
Fin avril, les victimes se comptent par centaines de milliers. Par nos actions à Kigali, nous contribuons à soigner et protéger quelques centaines de personnes.
Au cours des mois de mai et juin 1994, nous décidons de lancer une campagne publique (lettre ouverte au président de la République, interviews dans la presse, les radios et à la télévision). Les thèmes en sont :
—    il ne s’agit pas d’affrontements inter-ethniques, mais d’un génocide orchestré par des politiciens désireux de garder le pouvoir;
—    ce génocide est réalisé par des hommes politiques soutenus et armés par l’État français;
—    l’Etat français doit imposer à ses alliés qu’ils cessent immédiatement leur campagne systématique d’extermination des Rwandais tutsis;
—    nous n’arrêterons pas le génocide avec des médecins et des caisses de biscuits;
—    une intervention militaire de la communauté internationale est nécessaire, elle doit être dirigée contre ceux qui commettent le génocide.
Nous sommes conscients du danger d’une telle campagne publique pour la sécurité de l’hôpital de campagne du CICR et des membres de MSF restés à Kigali. Nous consultons les MSF présents à Kigali. En dépit des risques encourus, ils nous donnent leur accord. A la suite de cette campagne publique, la Radio des Mille Collines offre une prime au premier milicien qui ramènera le bras d’un blanc. Ces menaces ne seront pas mises à exécution.
Déclenchée mi-juin 1994, l’opération militaire française (Turquoise), tardive, ambiguë, contribue néanmoins à protéger des milliers de Tutsis survivant dans le sud-ouest du pays. Elle ne peut en aucun cas faire oublier l’écrasante responsabilité de l’Etat français, pour la deuxième fois de son histoire complice d’un génocide.

LES CAMPS DE RÉFUGIÉS EN TANZANIE

Début mai 1994, les premiers réfugiés rwandais arrivent en Tanzanie (district de Ngara). Nous pensons, nous espérons, accueillir des Tutsis fuyant les massacres. Faux espoirs, ces réfugiés sont des Hutus, quittant leurs villages en bon ordre, bien encadrés par leurs leaders. Sous la conduite de leurs chefs, beaucoup d’entre eux ont participé à l’extermination de voisins tutsis avant de quitter leur commune. Ils apportent beaucoup trop de biens pour que nous puissions imaginer un départ précipité. Ils déclarent fuir l’avance du FPR, ils l’accusent de massacrer les civils. Nous les interrogeons. De leur discours stéréotypé, nous comprenons qu’il répercute essentiellement la propagande de leurs chefs, relayée par les messages de la Radio des Mille Collines. Pressés de décrire les exactions dont ils sont censés avoir été victimes, ils nous racontent des histoires rapportées par d’autres. Difficile de trouver un témoin des exactions. Parmi nous, le doute s’installe. Pourtant, à la même époque, nous recueillons des témoignages fiables de représailles commises par les soldats du FPR contre des réfugiés burundais dans le Bugesera. Dans l’ensemble, les réfugiés présents en Tanzanie ont quitté leurs collines avant l’arrivée du FPR.
L’urgence est là. Deux cent cinquante mille personnes à nourrir, installées sur le seul site de Benaco 25.    District de Ngara, province de l’Akagera, Tanzanie.. Rapidement le niveau des points d’eau diminue dangereusement. Il faut vacciner en toute hâte des dizaines de milliers d’enfants contre la rougeole. L’installation de dispensaires et d’hôpitaux représente un travail énorme. Par chance, aucune épidémie de dysenterie ou de choléra ne survient au cours des premières semaines.
Une mobilisation exceptionnelle des organisations de secours, alliée à la trop parfaite organisation des réfugiés, fait de l’ouverture du camp de Benaco un véritable succès en terme d’assistance. Le camp de Benaco (deux cent cinquante mille réfugiés) devient la première ville rwandaise et la deuxième ville de Tanzanie après Daar-es-Salam.
De très nombreux paysans rwandais hutus, déplacés par les offensives du FPR, de 1990 à 1993, dans l'est du Rwanda, trouvent maintenant asile dans le camp de Benaco. Depuis plusieurs années, ils mènent une existence difficile. Ils se considèrent victimes de la guerre et du FPR. Pour eux, l’attaque du FPR en 1990, leur exode de plusieurs années, leurs réelles souffrances justifient l’extermination des Tutsis. Leurs bourgmestres regroupent les réfugiés par communes. Miliciens et autorités administratives encadrent la population. Un petit Etat rwandais se reconstitue sur le sol tanzanien. Non seulement les organisateurs du génocide trouvent refuge au sein des camps, mais de plus ils les contrôlent totalement. Les leaders ne font pas mystère de leurs projets. Ils prévoient de reprendre des forces et de lancer la population à l’assaut du Rwanda. Interrogés sur l’extermination des Rwandais tutsis, ils la justifient par l’attaque du FPR. Quand nous évoquons les massacres systématiques d’enfants, vaguement gênés, ils se défendent en évoquant des actes comparables commis par le FPR.
Une fois la première urgence passée, la situation devient plus claire. Les chiffres de population sont gonflés par les leaders. A partir des informations données par la campagne de vaccination contre la rougeole, nous estimons la population autour de cent soixante-dix mille personnes plutôt que deux cent cinquante mille sur Benaco. Les leaders détournent le surplus de nourriture correspondant à la différence entre le chiffre officiel et le chiffre réel de population. Ils revendent cette nourriture sur les marchés tanzaniens, dégageant de substantiels profits. L’aide internationale leur permet de reconstituer les moyens nécessaires à leur reconquête du Rwanda.
Les séances d’entraînement militaire de groupes de jeunes réfugiés commencent à s’organiser autour du camp. La nuit résonne de chants guerriers glorifiant le massacre des Rwandais tutsis. Certains enfants nous parlent fièrement de leur père et du grand nombre de Tutsis tués par ce dernier. Ils n’hésitent pas à nous décrire et à nous mimer la meilleure façon d’égorger un homme.
Rapidement, les premiers incidents surviennent. La police tanzanienne arrête le chef milicien Gatete. Armés de machettes et de gourdins, furieux de cette arrestation, les miliciens encerclent le bureau du HCR de Benaco. Ils exigent sa libération immédiate. Gatete quittera bientôt la Tanzanie pour une destination non précisée.
A la suite de ces incidents, nous refusons de continuer à travailler dans de telles conditions. Nous demandons :
—    le départ des camps des leaders du génocide et leur arrestation;
—    un recensement de la population pour éviter les détournements massifs de l’aide;
—    le fractionnement de Benaco en plusieurs camps plus petits et plus contrôlables;
—    la présence d’une force de police dans les camps pour éviter que les miliciens continuent à faire régner la terreur.
La suspension momentanée de notre activité nous attire les foudres des responsables locaux du HCR. Pour eux, aucune raison particulière de ne pas travailler à Benaco, comme dans tous les camps de réfugiés du monde. Le 17 mai 1994, la seule prise de position publique du HCR consistera à dénoncer les exactions commises par le FPR. Doit-on rappeler qu’à cette époque, les milices et les FAR exterminaient plus de cinq cent mille Rwandais tutsis.
Après bien des tensions et le départ de Gatete, un recensement correct sera effectué. La distribution de nourriture peut enfin être ajustée au nombre réel de réfugiés. Un nouveau camp, Lumassi, ouvre. Les réfugiés continuent à arriver. Benaco compte maintenant deux cent mille personnes et Lumassi quatre-vingt mille. Les milices continuent à faire régner la terreur. Les quelques dizaines de policiers tanzaniens ne font pas le poids face aux milliers de miliciens rwandais. Les leaders peuvent en toute quiétude préparer l’avenir en s’appuyant sur l’aide de la communauté internationale.
Le génocide continue dans les camps. Parmi la grande masse de Hutus, les quelques Tutsis présents sont constamment victimes de persécutions et d’assassinats. Nous soupçonnons certains membres du personnel des hôpitaux de ne pas soigner correctement les enfants tutsis dans le but d’entraîner leur mort. Au début du mois d’août 1994, les milices décident de tuer les derniers Tutsis toujours présents dans le camp. Cette opération de « nettoyage » ethnique entraîne l’assassinat de quatre-vingts personnes en une semaine. Les Hutus manifestant leur volonté de rentrer au Rwanda le payent parfois de leur vie.
Pour nous, il devient de plus en plus difficile de continuer à travailler dans un tel système. Les organisateurs du génocide des Rwandais tutsis paradent dans des camps sanctuaires. Demain, ces camps leur serviront de base arrière pour repartir à l’attaque. Le problème n’est pas nouveau. Partout dans le monde, des groupes politico-militaires utilisent les camps de réfugiés comme sanctuaires. Pourtant, ici, il existe une différence de taille. Les camps servent de base arrière à des leaders coupables de génocide et ayant la volonté de recommencer.
Imaginons un enfant de cinq ans, traversant Benaco à pied, avec, sur le dos, une chemisette portant l’inscription « Je suis tutsi »; il ne pourrait faire cent mètres, il serait massacré. Pour nous, cette image résume bien la situation dans les camps.
En décembre 1994, tous les programmes de la section française de MSF dans les camps de réfugiés en Tanzanie et au Zaïre sont fermés. L’action humanitaire auprès des réfugiés ne peut se réduire à l’approvisionnement en nourriture, en eau, en abris et aux services sanitaires. Pendant la phase d’urgence, à l’ouverture des camps, période de surmortalité, la priorité doit bien sûr être donnée à la survie. Une fois cette période terminée, nous ne pouvons oublier que l’action humanitaire, c’est la défense de la vie dans la dignité. Quelle dignité offrons-nous à une population asservie par des leaders responsables d’un génocide et parfaitement décidés à recommencer ? Après l’urgence, la vie sociale reprend ses droits. Il est certaines sociétés basées sur des principes antinomiques avec la dignité humaine. Nous devons refuser d’être partie prenante de l’édification de telles sociétés 26.    MSF a toujours refusé de travailler avec les Khmers rouges.. L’action humanitaire, comme toute action humaine, possède ses limites propres. Elle ne peut se réduire à la reproduction mécanique de comportements d’assistance matérielle.

Quel avenir prépare un tel système pour les Rwandais hutus réfugiés dans les camps et les Tutsis survivant au Rwanda ? La communauté internationale accepte cette situation, en contradiction totale avec la Convention de 1948 sur le génocide. Construit sur une telle base, l’avenir s’annonce bien sombre pour les populations de la région.

CONCLUSION

Le génocide perpétré au Rwanda, en avril 1994, constitue une rupture dans notre histoire collective. Notre conception de l’action humanitaire doit être réexaminée à la lumière de cette fracture constituée par l’extermination d’un groupe humain. Les faits sont connus. Les téléspectateurs du monde entier ont pu les suivre en direct. L’intervention militaire française, ambiguë, trop tardive pour empêcher la disparition de cinq cent mille à un million de Rwandais tutsis ne peut masquer les complicités, l’absence de réaction à la mesure de l’événement et l’indifférence quasi générale sans laquelle ce drame n’aurait pu se dérouler. Une fois de plus, l’action humanitaire a servi d’alibi aux États les plus puissants de la communauté internationale pour masquer leur écrasante responsabilité.
Par son refus d’appeler clairement à l’usage de la force contre les responsables du génocide, pour protéger les victimes, par l’ambiguïté de sa présence dans les camps de réfugiés, la nébuleuse humanitaire déconsidère les principes qu’elle prétend défendre. Ces faiblesses permettent aux dirigeants politiques de s’abriter derrière l’action humanitaire pour masquer leur responsabilité. Cette complicité de fait entre acteurs humanitaires et politiques contribuera sans nul doute à produire de nouvelles victimes.
Continuer à agir trouvera uniquement un sens dans le refus d’aider les coupables et leurs complices. Comment oser parler d’une exigence de justice pour les victimes et les survivants du génocide tout en collaborant, dans les camps de réfugiés, avec leurs bourreaux ?
En ce qui nous concerne, à l’heure du bilan, mesurant le faible impact de nos actions sur le sort des victimes, nous ne tirons aucune fierté de nos confusions, de nos lenteurs, de nos balbutiements d’action.

Paris, 27 mars 1995

Jean-Hervé BRADOL

Pour citer ce contenu :
Jean-Hervé Bradol, « Rwanda : le génocide des Tutsis en 1994 », 5 avril 2024, URL : https://msf-crash.org/fr/guerre-et-humanitaire/rwanda-le-genocide-des-tutsis-en-1994

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