Mine-clearing in Angola
Analyse

Préface à l’ouvrage "Les mines antipersonnel aujourd’hui"

Rony Brauman
Rony
Brauman

Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie. Engagé dans l'action humanitaire depuis 1977, il a effectué de nombreuses missions, principalement dans le contexte de déplacements de populations et de conflits armés. Président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont "Guerre humanitaires ? Mensonges et Intox" (Textuel, 2018),"La Médecine Humanitaire" (PUF, 2010), "Penser dans l'urgence" (Editions du Seuil, 2006) et "Utopies Sanitaires" (Editions Le Pommier, 2000).

Le mouvement d’ONG qui constitue la Campagne internationale contre les mines anti-personnel a inscrit à son actif une première réalisation qui, déjà, force le respect. Fonctionnant de manière totalement décentralisée, ces associations ont démontré le potentiel d’action que recèlent les nouveaux groupements transnationaux organisés en réseaux ouverts, non hiérarchisés. Une coalition pacifique et efficace s’est formée sur un mode égalitaire pour un objectif ambitieux, en l’occurrence irréprochable, il est vrai et d’une grande simplicité apparente : proscrire ces armes qui continuent de semer la mort aveugle en dehors des zones et des périodes de guerre.

Pas plus que les rédacteurs du Droit humanitaire, les militants de la Campagne contre les mines n’imaginent le bannissement de la guerre elle-même. Ils s’y résignent, se satisfont d’œuvrer à sa limitation dans le temps et dans l’espace, s’inscrivant dans la tradition du jus in bellum – le droit dans la guerre - et c’est sans doute pourquoi leur engagement a trouvé un début de concrétisation. Là résident à la fois la portée pratique et les limites de la Convention sur l’interdiction de l’emploi, du stockage, de la production et du transfert des mines anti-personnel et sur leur destruction, signée à Ottawa en décembre 1997. Entré en vigueur le 31 mars 1999, ce traité aurait été négocié, rédigé et ratifié en moins de trois ans. L’engagement de la Norvège et du Canada, le travail opiniâtre du réseau d’ONG de la Campagne et celui du CICR expliquent, mais en partie seulement, l’étonnante rapidité avec laquelle a pu aboutir un processus aussi complexe que l’établissement d’une nouvelle norme internationale. Si la ténacité des uns et des autres a trouvé en si peu de temps une première récompense, c’est aussi parce qu’il y a du nouveau dans le domaine si rude des relations inter-étatiques.

Le temps n’est pas si loin où les acteurs privés pouvaient à peine entrebâiller la porte des cénacles officiels. Encore était-ce pour être autorisés à entendre la bonne parole des représentants des États et pour se voir, dans le meilleur des cas, octroyer quelques minutes d’intervention, y exprimer un point de vue avant d’être reconduits vers la sortie au moment où les « affaires sérieuses » étaient mises en discussion. Cette période est révolue. Depuis le début de la décennie, le dédain des officiels pour les acteurs humanitaires privés laisse progressivement place à un engouement qui n’a, certes, rien d’angélique, mais qui rompt de facto avec les comportements précédents. La légitimité acquise dans l’action sur leurs différents terrains et le soutien croissant apporté par les opinions publiques, la maturation de leurs discours et leur pouvoir d’information, ont peu à peu modifié en profondeur la perception publique des ONG et de leurs rôles. Celles-ci n’avaient pas attendu d’être adoubées par les pouvoirs publics pour chercher à faire entendre leur voix sur une scène internationale jusqu’alors réservée aux États, mais elles y ont désormais une place reconnue, dès lors qu’il s’agit de la défense des droits de l’homme, l’aide humanitaire et l’environnement. Cette nouveauté est généralement décrite comme une conséquence de la fin de la guerre froide, une consécration signant un « progrès de la conscience mondiale » rendu possible, sinon pensable, par la disparition du mur de Berlin. Quelque peu sommaire et béate, cette interprétation va de pair avec un discours globalisant sur la « déstructuration des conflits » et la nouvelle barbarie des guerres contemporaines, caractérisées par les souffrances infligées désormais prioritairement aux civils, cibles et otages des belligérants. Cette reconstruction a posteriori, teintée d’une certaine nostalgie de la bonne vieille époque de l’ordre géopolitique bipolaire, résonne étrangement lorsqu’on la rapproche de la réalité des camps, des famines et des oppressions de ces dernières décennies. Il est vrai que, là où elle était possible, c’est-à-dire dans une faible proportion des cas, l’action humanitaire, plus légère et plus dilettante qu’aujourd’hui, semblait plus claire et plus intelligible. Mais cette simplicité apparente n’était qu’une simplification par le vide. Entretenir cette illusion, c’est se priver d’une possibilité de comprendre les évolutions de fond qui nous agissent et sur lesquelles nous tentons d’agir.

Le rôle diplomatique des ONG, reconnu comme tel depuis la guerre du Golfe et ses suites, doit être, lui aussi, considéré sous un angle plus « réaliste », si l’on veut en tirer les meilleurs résultats. Non pour en nier la portée politique ou morale, donc, mais pour mieux apprécier celle-ci et conduire l’action au mieux des principes et des objectifs. Dans cette perspective, on constate que la nouvelle donne internationale due à la disparition de l’Union soviétique n’a fait qu’accélérer et amplifier un processus de fond plus ancien, lié notamment à l’urbanisation et aux progrès des techniques de communication. Ces « forces sous-jacentes de l’ordre mondial » comme les désigne le chercheur américain James N. Rosenau, ont transformé les rapports entre individus, les rapports d’individus à la collectivité et au reste du monde dans le sens d’une autonomie et d’une capacité de décision et d’action croissantes dans le domaine international. Cette « révolution des aptitudes individuelles » a une portée mondiale dans la mesure où elle permet à des regroupements d’individus, quelle qu’en soit la nature, de mieux atteindre leurs objectifs, quelle qu’en soit la valeur. Ce qui vaut pour les organisations de type mafieux ou terroriste s’applique tout aussi bien au combat pour les droits de l’homme, à la défense de l’environnement ou à la solidarité humanitaire et c’est la prise en compte de cette évolution en profondeur que traduisent, avec retard, les nouvelles relations entre ONG et pouvoirs publics.

C’est dans ce contexte que sont apparues, ces dernières années, des formes d’action et des enjeux inédits pour le mouvement humanitaire, portés par de nouvelles organisations et par des institutions déjà existantes qui rajoutent de nouveaux objectifs à leur objet social traditionnel. C’est le cas pour les associations membres de la Campagne pour l’interdiction des mines : de la formation au déminage à la mobilisation internationale pour la mise hors-la-loi de ces armes en passant par les soins aux blessés et la surveillance du respect du traité, tout un cycle est ainsi bouclé par un cartel d’ONG. C’est sans doute cette approche globale que le jury de Stockholm a voulu soutenir en décernant le Prix Nobel de la paix à ce mouvement. C’est également le cas pour les associations qui travaillent à la médiation et/ou à la surveillance des accords internationaux dans les situations de conflits ouverts ou de sortie de crise, tels International Crisis Group, International Alert, Search for Common Ground, San’t Egidio, Réseau de Citoyens et bien d’autres : directement ou indirectement, avec plus ou moins d’à-propos et de savoir-faire, tous ces groupes entendent œuvrer à la réconciliation et à la reformation des liens sociaux dans des pays déchirés par la guerre. Les conflits et la violence ne sont d’ailleurs pas les seuls thèmes de mobilisation, même si, pour d’évidentes raisons, ils occupent le devant de la scène : le commerce équitable, les pratiques de coopération, l’accès à des médicaments et à des soins de qualité, la création de la Cour internationale permanente de justice et la lutte contre l’impunité sont, parmi d’autres, autant de domaines mal connus de l’action des ONG, qui entendent ainsi élargir leur cadre d’intervention, aller au-delà du geste individuel pour se rapprocher d’une partie des causes qui ont suscité leur existence.

En se donnant un rôle d’aiguillon des pouvoirs politiques, en étant partie prenante à des forums diplomatiques, les ONG s’exposent naturellement, et plus encore qu’auparavant, au risque de devenir les co-gestionnaires de la souffrance, de fournir aux pouvoirs politiques l’alibi humanitaire qu’elles dénoncent par ailleurs. Les germes de cette dérive sont déjà repérables dans le fait que les questions et propositions avancées par les ONG s’adressent (presque) exclusivement aux gouvernements et à leurs représentants diplomatiques et ne trouvent que très peu de relais dans les partis politiques. Ainsi, les débats sur la Cour internationale de justice, et auparavant sur le Tribunal pénal international, n’ont eu qu’un écho politique infime, si on les compare, par exemple, à ceux provoqués par la Charte européenne des langues régionales. Ce sont les ONG qui ont envoyé des délégués à Rome, pour faire pression sur la conférence et hâter la création d’une Cour dotée de véritables moyens. Les partis politiques n’ont pas jugé utile de s’approprier le débat. Ils l’ont laissé aux « spécialistes des droits de l’homme », fournissant une occasion supplémentaire de constater le traditionnel manque d’intérêt de la représentation politique pour les questions extra-nationales.

Reste qu’en pratique, toutes ces actions de prévention, de médiation, de pression menées sur la scène internationale par des acteurs privés sont autant d’appels à l’État et au politique. Si les associations humanitaires se saisissent de problèmes authentiquement politiques, comme ceux qui ont été mentionnés plus haut, ce n’est pas qu’elles pensent être en mesure de leur apporter une solution, fût-elle partielle. C’est, au contraire, pour les retourner aux diverses instances politiques. L’adoption de nouvelles normes internationales ne peut être que le fait des États, dont les ONG attendent qu’ils traduisent concrètement et durablement les engagements publics sans cesse répétés pour une moralisation des relations internationales : lorsque Médecins Sans Frontières lance une campagne visant à montrer les effets désastreux des accords de l’Organisation Mondiale du Commerce sur l’accès aux médicaments dans les pays pauvres, c’est bien dans le but de modifier la législation internationale dans un sens plus équitable. Il s’agit, comme dans le cas de la Campagne contre les mines, d’une mise en cause des égoïsmes nationaux dont les États sont aussi les représentants, et non d’une mise en cause des États en tant que tels. La régulation d’un marché totalement livré à une poignée de firmes multinationales surpuissantes sera organisée par les États, ou elle ne sera pas. Ce n’est donc pas nécessairement à un processus de privatisation des fonctions régaliennes que l’on assiste avec l’émergence de cette diplomatie humanitaire associative, mais plutôt à des tentatives variées de renforcer certaines de ces prérogatives étatiques. L’avenir dira, cependant, si le nouveau pouvoir d’influence des ONG est le signe d’une tendance lourde vers une segmentation et une technicisation encore accrues de la vie politique, ou au contraire celui d’un remaniement et d’une redistribution du politique parmi de nouveaux acteurs. Aujourd’hui, c’est un nouveau-savoir faire que le mouvement humanitaire est en train de se constituer, dans le prolongement de ses actions plus classiques.

Pour la Campagne contre les mines, forte de ses premiers succès, la tâche ne fait que commencer. Tous ses membres sont conscients de la fragilité du traité d’Ottawa, dont les bénéficiaires ultimes ne peuvent, par définition, faire entendre leurs voix. C’est pourquoi ils ont jugé indispensable de créer l’Observatoire des mines dans le but de rassembler et publier, grâce au réseau international qu’ils ont constitué, les informations concernant l’application du traité. Il s’agit, non pas de chercher à inspecter ou à vérifier techniquement la mise en œuvre du traité, mais d’entretenir une pression continue sur les États et les instances internationales, pour souligner les avancées comme pour épingler les manquements. Cela demandera du discernement et de la ténacité, mais aussi de la liberté d’esprit et de l’impertinence, qui ne sont pas les qualités les plus appréciées dans les forums internationaux. Le « monde sans mines » qu’appellent de leurs vœux les promoteurs de la Campagne n’est assurément pas pour demain. Tous le savent bien, et il leur reviendra de ne pas se laisser envahir, au cours du long chemin à parcourir, par le savoir-vivre diplomatique et l’esprit de sérieux de leurs interlocuteurs, sous peine d’assécher leurs propres sources de dynamisme. Mais leur lucidité et leur enthousiasme, tout autant que la sincérité de leur engagement, laissent aujourd’hui présager du meilleur.

 

Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « Préface à l’ouvrage "Les mines antipersonnel aujourd’hui" », 1 octobre 1999, URL : https://msf-crash.org/fr/droits-et-justice/preface-louvrage-les-mines-antipersonnel-aujourdhui

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