Coursive extérieure de l’hôpital de campagne MSF-CICR à Kigali au Rwanda
Recension

Note de lecture sur l’ouvrage "Rwanda, l’histoire secrète"

Rony Brauman
Rony
Brauman

Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie. Engagé dans l'action humanitaire depuis 1977, il a effectué de nombreuses missions, principalement dans le contexte de déplacements de populations et de conflits armés. Président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont "Guerre humanitaires ? Mensonges et Intox" (Textuel, 2018),"La Médecine Humanitaire" (PUF, 2010), "Penser dans l'urgence" (Editions du Seuil, 2006) et "Utopies Sanitaires" (Editions Le Pommier, 2000).

Abdul Ruzibiza s'est enrôlé à vingt ans dans le FPR en 1990. Il témoigne des exactions commises tant par le régime Habyarimana que par le FPR.

Une juge d’instruction française doit se rendre prochainement au Rwanda pour enquêter sur le rôle de l’armée française avant et pendant le génocide de 1994. Cette procédure pour « complicité de génocide » et « complicité de crimes contre l’humanité » relance les interrogations sur les responsabilités de la politique de François Mitterrand dans le carnage rwandais. On se souvient que l’attentat du 6 avril 1994 contre l’avion du président rwandais Juvénal Habyarimana, à la suite duquel les tueries avaient commencé, a été imputé par certains à un commando français. L’inanité de ces accusations n’empêche pas leurs auteurs de tenir sur leur position de dénonciation, tant les récits de complot fascinent, à l’instar de celui concernant l’assassinat de Kennedy.

Un ex-officier du Front patriotique rwandais (FPR), la guérilla qui a renversé le régime génocidaire et dont le chef, Paul Kagamé, est depuis lors président du Rwanda, a publié le mois dernier un récit détaillé des méthodes de guerre et de pouvoir du FPR, « Rwanda. L’histoire secrèteEditions Panama.. » Son livre, dont la lecture parfois éprouvante en raison des atrocités dont il témoigne, fait voler en éclats la thèse de la responsabilité française dans l’attentat du 6 avril. L’auteur est déjà connu pour être le principal témoin dans l’instruction dirigée par le juge Bruguière sur cet attentat qui a coûté la vie aux deux pilotes français du Falcon offert par Paris au Président rwandais. Officier de renseignements, il a assisté aux préparatifs et à l’exécution de l’opération sur laquelle il livre des détails d’une précision toute militaire.

Il n’exonère nullement la France de sa responsabilité politique, c’est-à-dire du soutien apporté par nos dirigeants à un régime violent qui faisait mine, il est vrai, de s’amender et de s’ouvrir à la démocratie pour répondre aux attentes de ses amis de Paris. Reproche parfaitement justifié, comme est fondée son analyse selon laquelle l’objectif des troupes françaises était d’empêcher la victoire du FPR. Il rejoint d’ailleurs sur ces points les conclusions de la mission d’information parlementaire mise en place en 1998 et présidée par Paul Quilès.

Abdul Ruzibiza, interdit d’études dans son pays pour cause de discrimination anti-tutsie, a dû quitter le Rwanda à l’adolescence pour gagner le Burundi, comme nombre de Rwandais tutsis. À vingt ans, il s’est enrôlé dans le FPR en 1990, l’année où celui-ci lançait depuis l’Ouganda voisin une première offensive contre le régime de Habyarimana, attaque stoppée par des forces françaises dépêchées en urgence.

Entre 1990 et 1994, sous l’égide de la France, des négociations entre le FPR et le gouvernement rwandais ont conduit aux accords dits d’Arusha, aux termes desquels le multipartisme et la liberté d’expression devaient prévaloir et déboucher sur un partage du pouvoir et des forces armées avec la rébellion. Mais, d’un côté comme de l’autre, des forces radicales travaillaient à un scénario du pire dont le livre rend compte à la façon d’une chronique des provocations et d’une marche vers le chaos. Le multipartisme, imposé par la France comme gage de démocratisation, a sans doute permis une certaine ouverture politique mais il a masqué la mise en place de formations extrémistes appelant à la liquidation des Tutsis. Des milliers de personnes ont été massacrées au cours de cette période, pas seulement par les milices à la solde du pouvoir mais aussi par les forces du FPR. L’élimination du Président du Rwanda fut décidée dans ce contexte, le 31 mars 1993, par Paul Kagame, qui n’ignorait pas qu’elle déchaînerait à son tour des massacres.

Près d’un million de Rwandais tutsis furent tués dans les cent jours suivant l’attentat, selon un plan mis au point par l’entourage du Président. Pour le lieutenant Ruzibiza, qui a participé à la bataille de Kigali et a perdu toute sa famille dans le génocide, le général Kagame avait la possibilité de gagner cette guerre sans négliger de protéger les civils tutsis, en particulier dans les régions du pays où ils étaient majoritairement regroupés. Mais le chef de la rébellion, « préoccupé uniquement par la conquête rapide et à tout prix du pouvoir », n’était guère enclin à épargner des vies humaines, et pas plus des vies de Tutsis que d’autres.

Son armée s’est illustrée, à partir de 1997, dans une guerre de conquête, de pillage et de tueries au Zaïre voisin, devenu République démocratique du Congo, sous prétexte de poursuite de soldats et miliciens de l’ancien régime. Plusieurs centaines de milliers de civils ont été tués au cours de cette invasion et des opérations de répression interne destinées à éradiquer toute opposition. C’est ce qui conduit Abdul Ruzibiza, réfugié depuis cinq ans en Norvège, à accuser le régime rwandais actuel de génocide des Hutus. Si les faits qu’il rapporte sont incontestables, l’interprétation qu’il en donne est discutable. Ce régime s’abrite derrière les victimes du génocide de 1994 pour exercer sa terreur en toute impunité. Mais, contrairement à ses prédécesseurs, il ne cherche pas à les éliminer dans leur totalité – ne serait-ce que parce qu’il constituent 80% de la population. Dans une préface limpide où elle restitue notamment l’environnement de vives controverses dans lequel prend place ce témoignage, la sociologue Claudine Vidal explique de façon convaincante pourquoi, selon elle, il s’agit de « faits comparables mais non semblables. » Aucun tribunal n’est en mesure aujourd’hui de juger ces crimes. Pour Ruzibiza comme pour de nombreux Rwandais, la seule issue est de voir la justice entreprendre de juger tous les massacres commis au Rwanda et pas seulement sur ceux commis par l’ancien gouvernement. Comment ne pas le soutenir ?

 

Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « Note de lecture sur l’ouvrage "Rwanda, l’histoire secrète" », 1 octobre 2005, URL : https://msf-crash.org/fr/droits-et-justice/note-de-lecture-sur-louvrage-rwanda-lhistoire-secrete

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