A day at Blantyre cervical cancer referral hospital
Point de vue

Approche centrée sur les patients. Comment rattraper le retard de la médecine humanitaire ?

Fabrice Weissman
Fabrice
Weissman

Diplômé de l'Institut d'Etudes Politiques de Paris, Fabrice Weissman a rejoint Médecins sans Frontières en 1995. Logisticien puis chef de mission, il a travaillé plusieurs années en Afrique subsaharienne (Soudan, Erythrée, Ethiopie, Liberia, Sierra Leone, Guinée, etc), au Kosovo, au Sri Lanka et plus récemment en Syrie. Il est l'auteur de plusieurs articles et ouvrages collectifs sur l'action humanitaire dont "A l'ombre des guerres justes. L'ordre international cannibale et l'action humanitaire" (Paris, Flammarion, 2003), "Agir à tout prix? Négociations humanitaires, l'expérience de Médecins sans Frontières" (Paris, La Découverte, 2011) et "Secourir sans périr. La sécurité humanitaire à l'ère de la gestion des risques" (Paris, Editions du CNRS, 2016).

A partir d’une réflexion sur l’évolution des droits des patients, en particulier en France, Fabrice Weissman expose les lacunes de la médecine humanitaire en la matière et propose plusieurs pistes d’amélioration pour MSF. Ce texte a été initialement posté sur le Souk, le site associatif de l'organisation.

Dans un nombre croissant de pays, les rapports entre soignant∙es et soigné∙es sont régis par des lois octroyant une place toujours plus importante aux droits individuels et collectifs des patientsCette évolution est illustrée en France par l’adoption en 2002 de la loi dite Kouchner, qui prolonge une évolution entamée dans les années 1950 avec la « circulaire relative à l’humanisation des hôpitaux » (qui avait mis un terme aux salles communes) et poursuivie dans les années 1970 avec la première « charte du patient hospitalisé ».. Ces droits accordent une place centrale à l’information des malades, à la notion de décision partagée entre médecin et patient, à la mise en place de mécanismes de recours et le cas échéant d’indemnisation, en cas d’accident thérapeutique ou de mauvais traitements. Ces droits individuels sont souvent complétés par des droits collectifs associant les usagers à la définition et à la mise œuvre des politiques de santé. En France, au titre de la « démocratie sanitaire », des représentants de patients sont appelés à siéger dans les organes de gouvernance des établissements de santéConseils d’administration des hôpitaux publics, « commission des usagers » chargés, dans chaque établissement public ou privé, de « veiller au respect des droits des usagers et contribuer à l’amélioration de la qualité de l’accueil et de la prise en charge des personnes malades et de leurs proches », etc.ou de régulation des politiques sanitairesLa Conférence nationale de santé, les Conseils territoriaux de santé, les Commissions de conciliation et d’indemnisation, le Comité de lutte contre la douleur ou les Centres de coordination de la lutte contre le VIH pour n’en citer que quelques-uns.. En Europe, ces droits individuels et collectifs sont fréquemment associés à des droits économiques et sociaux de la personne malade : celui d’avoir un revenu de remplacement en cas d’incapacité de travail et un financement total ou partiel des soins médicaux et autres prestations médico-sociales nécessitées par la maladie (aide à domicile, facilités de transport, etc.).

Cherchant à rééquilibrer les relations, par nature asymétriques, entre les professionnels et les usagers du système de santé, la promotion des droits individuels et collectifs des patients est le produit de plusieurs transformations sociales et politiques : érosion de la confiance du public dans les institutions de santé suite à plusieurs scandales sanitaires (en France : « affaire du sang contaminé », « affaire de la clinique du sport », « affaire de l’hormone de croissance » ou plus récemment « affaire du Mediator »), contestation de la figure paternaliste du médecin décidant de manière souveraine ce qui est bon pour « ses malades », extension au champ de la médecine de l’idéal d’autonomie individuelle et du contrat propre aux sociétés libérales, libéralisation de l’accès à l’information médicale (internet, forums, magazines de vulgarisation…), etc. De nombreux chercheurs considèrent que l’épidémie de sida a été un puissant catalyseur de ces évolutions. L’impuissance initiale des médecins s’est accompagnée d’une montée en puissance d’une nouvelle génération d’associations de malades, contestant le « pouvoir médical », valorisant l’auto-support, affrontant laboratoires et médecins sur la conception des essais thérapeutiques, la définition des bonnes pratiques, exigeant des pouvoirs publics une réorientation des politiques de recherche et de prévention, des aides sociales spécifiques pour les patients victimes du sida (accès à l’emprunt, arrêt maladie...), etc.

Plus généralement, la place croissante des pathologies chroniques a également modifié les attentes respectives des patients et des soignants. Le traitement des affections chroniques (VIH, diabète, hypertension, insuffisance cardiaque, etc.) implique une coopération active des malades. Le patient doit comprendre son mal, « observer » un traitement exigeant, aménager sa vie quotidienne en conséquence – toute une série d’ajustements et de changements de comportements que le soignant ne peut imposer, et qu’il aura d’autant plus de chance d’obtenir s’il prend en compte le point de vue des patients, ses attentes, ses contraintes – bref, s’il négocie avec lui ou elle les objectifs et les modalités des soins. A cet égard, la prise en compte du point de vue du patient apparaît autant comme une nécessité thérapeutique que comme une exigence éthique.

La promotion des droits des patients n’est certes pas dénuée d’ambiguïtés. Mettant en avant l’autonomie et les droits du malade, elle peut connaître une dérive libérale, transférant au malade la responsabilité des choix thérapeutiques, comme celle de la maladie ou de l’échec du traitement. La transposition pratique du nouveau cadre normatif peut se traduire par la multiplication de procédures bureaucratiques n’ayant d’autres fins que de prouver formellement, sur le papier, que les droits du patient sont respectés – même s’il n’en est rien ou presque. En France, cette évolution normative est allée de pair avec une politique de réduction des coûts et l’introduction du managérisme néolibéral à l’hôpital. Quant à la « démocratie sanitaire », elle se heurte aux problèmes du choix, de la représentativité et de l’indépendance des représentants des usagers et aux limites de leur pouvoir réel dans l’espace qui leur est réservé.

De l’avis de nombreux professionnels de santé et associations de patients, la promotion des droits de la personne malade a néanmoins favorisé l’adoption de pratiques médicales à la fois plus humaines et plus efficaces, d’un point de vue clinique comme de santé publique.

Or la médecine humanitaire est globalement restée à l’écart de ces avancées normatives. En matière de droits collectifs, nos patients n’ont presque jamais la possibilité de participer à la définition et à la mise en œuvre des projets de santé les concernant. Nos actions sont au mieux directement négociées avec les autorités, sans consultation des usagers, pas davantage associés à la gestion des structures de santé qu’à la définition et à l’évaluation des projets. La médecine de masse pratiquée dans la plupart de nos structures fait rarement cas des droits individuels des patients, en particulier celui de recevoir une information claire et précise sur leur maladie et de « co-décider » des objectifs et des modalités de soins. Rares sont les projets qui peuvent se targuer d’offrir les meilleurs traitements disponibles, le meilleur apaisement de la douleur (notamment des enfants) ainsi que des soins palliatifs ou de fin de vie décents. La promiscuité, le manque d’intimité, la précarité, la rudesse comportementale caractérisent souvent les conditions d’hospitalisation ou de consultation. Nos patients peuvent difficilement exprimer leurs doléances et restent les parents pauvres de la lutte contre les abus de pouvoir commis par notre personnel. Enfin, en matière de droits sociaux, rares sont les situations où les malades bénéficient d’un accompagnement social pour faciliter leur accès aux soins, leur traitement et/ou compenser l’impact de leur maladie sur leur vie quotidienne (incapacité de travail, isolement social, etc.). De nombreux patients renoncent aux soins ou abandonnent leur traitement faute de support social et économique.

Il existe bien sûr de nombreuses exceptions. Préoccupés par les risques de « non-observance » et l’émergence de pharmacorésistances, les projets sida ont énormément investi dans l’éducation thérapeutique et l’accompagnement individuel des patients. MSF a parfois favorisé la création de groupes d’entraide (pour aller chercher des médicaments, aider les patients en difficulté) et milité aux côtés des associations de patients en lutte contre les pouvoirs publics et les compagnies pharmaceutiques pour obtenir des ARV à des prix abordables. Dans le domaine de la malnutrition aiguë, MSF a participé au début des années 2000 à une double révolution : technique, avec l’utilisation à grande échelle d’aliments prêts à l’emploi ; et sociale, avec la formation des mères au traitement à domicile de leurs enfants à l’aide de ces nouveaux produits médicaux. Dans les deux cas, sida et malnutrition, l’information et l’implication des patients et de leur entourage dans la prise en charge ont permis des succès thérapeutiques et de santé publique majeurs. Elles ont aussi incidemment permis de compenser le manque de ressources humaines médicales en transférant aux malades et à leur proches une partie de la responsabilité des soins. D’autres exemples, plus ponctuels, existent sur de nombreuses missions, notamment en matière d'aide sociale (transfert de cash), de lutte contre les abus, d'accompagnement thérapeutique, etc.

Tirant le bilan de ces expériences et mesurant le gouffre qui sépare encore nos pratiques des normes en vigueur dans les pays reconnaissant les droits des malades, les directions médicale et opérationnelle de MSF essayent depuis plusieurs années de promouvoir une « approche centrée sur le patient ». En 2021, la direction des opérations a recruté une cheffe de projet « Patient Centered Care » chargée d’accompagner les équipes dans la mise en œuvre d’initiatives concrètes visant à développer une approche plus humaine et globale du soin, considérant le patient comme un partenaire (droits individuels) ; à lutter contre les obstacles sociaux et économiques qui empêchent nos patients d’accéder aux soins ou de suivre leur traitement (droits sociaux) ; et enfin, à associer les patients et leur entourage à la gestion des projets (droits collectifs).

Passer des intentions aux actes se heurte à de nombreux obstacles. L’un deux, et non des moindres, est la difficulté de rompre avec des habitudes et des cultures professionnelles conservatrices et ce, sans la pression des groupes de patients organisés qui, en Europe et en Amérique du Nord, ont encouragé si ce n’est contraint les professionnels de santé à changer leurs pratiques.

Comment surmonter ces obstacles ? Premièrement en redéfinissant les objectifs poursuivis par MSF en termes de droits du patient (ou des « usagers »), explicitant sous forme de charte les engagements de l’ONG médicale dans trois domaines : relation thérapeutique (droits individuels) ; support social et économique (droit sociaux) ; inclusion politique (droits collectifs). C’est la tâche à laquelle s’attelle aujourd’hui l’équipe « Patient Centred Care ».

Deuxièmement, en créant un (ou des) poste(s) de « défenseur des droits du patient », indépendant des départements médical et opérationnel (et pourquoi pas des centres opérationnels). Ce défenseur des droits aurait trois missions :

1. Réaliser de sa propre initiative des missions d’audit, visant à mesurer les écarts à la norme fixée par la charte. Expliquer les écarts. Un écart n’est pas forcément un scandale. Il peut s’expliquer par des difficultés particulières propres à la situation, au contexte. Mais il doit être mesuré, documenté, analysé et si possible, corrigé.

2. Présider une « commission de recours et de conciliation » pouvant être saisie par des usagers (patients ou leur entourage) ou le personnel MSF, estimant que les droits des patients ne sont pas respectés. Cette commission, associant des opérationnels, serait chargée de mener des investigations et de rendre des avis, non contraignants mais publics.

3. Conseiller les opérations. « Capitaliser » : décrire et analyser les dispositifs institutionnels et pratiques mis en place sur les différents terrains, leurs forces, leurs faiblesses, partager ces expériences, aider les opérations à se rapprocher des normes.

Troisièmement, en publiant chaque année un rapport sur le respect des droits des patients, mesurant l’évolution des pratiques de l’organisation.

L’approche par « le droit des patients » est semée d’embûches – la première étant de définir un cadre normatif suffisamment précis pour être auditable et suffisamment souple pour être applicable à des environnements très variés ; et la deuxième, de déterminer qui sont les représentants légitimes des patients et usagers. Elle n’en constitue pas moins un levier potentiellement puissant pour faire évoluer les pratiques et franchir un cap supplémentaire dans la qualité de la médecine humanitaire.

Pour citer ce contenu :
Fabrice Weissman, « Approche centrée sur les patients. Comment rattraper le retard de la médecine humanitaire ? », 1 juin 2023, URL : https://msf-crash.org/fr/blog/medecine-et-sante-publique/approche-centree-sur-les-patients-comment-rattraper-le-retard-de-la

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