Gaza
Entretien

Rony Brauman : "Israël risque de se transformer en repoussoir pour les Juifs de la diaspora"

Rony Brauman
Rony
Brauman

Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie. Engagé dans l'action humanitaire depuis 1977, il a effectué de nombreuses missions, principalement dans le contexte de déplacements de populations et de conflits armés. Président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont "Guerre humanitaires ? Mensonges et Intox" (Textuel, 2018),"La Médecine Humanitaire" (PUF, 2010), "Penser dans l'urgence" (Editions du Seuil, 2006) et "Utopies Sanitaires" (Editions Le Pommier, 2000).

Dans cet article paru dans Le Temps le 26 avril 2024, Rony Brauman estime qu'Israël est guidé à Gaza par une volonté de vengeance affirmée. Il y voit le reflet d'un pays tiraillé entre ses sentiments de toute-puissance et de grande vulnérabilité.

Ancien président de Médecins sans frontières, né à Jérusalem, Rony Brauman est une voix importante dans les questions liées à l'humanitaire. De passage à Genève dans le cadre de la chaire Oltramare du Graduate Institute, il met en perspective les enjeux humanitaires présents à Gaza, mais aussi le recours à la catégorie de génocide pour qualifier les opérations militaires en cours.

Les questions humanitaires sont au centre des préoccupations exprimées à propos de Gaza. Est-ce une bonne chose ?

Il me semble que le discours humanitaire, c'est-à-dire les appels à "la retenue", à l'évitement de "cruautés excessives", qui proviennent surtout des démocraties occidentales, sert à se donner une contenance. Chacun sait que leur effet est totalement nul, puisqu'ils ne sont suivis d'aucune mesure concrète concernant la fourniture d'armement, l'ouverture du marché européen à Israël, ou des choses plus symboliques comme la participation d'Israël à l'Eurovision. Rien de cela n'est remis en question. On se paye donc de mots et notamment du mot "humanitaire". Le sous-entendu adressé aux Israéliens: si vous faisiez un peu moins de morts, ce conflit ne poserait pas de problème majeur…

Or, en disant cela, on élude l'élément majeur, qui est qu'Israël est la puissance occupante et que reconnaître le droit à l'occupant de "se défendre" contre l'occupé, c'est un contresens et un scandale politique. En vérité, celui qui a le droit de se défendre, au terme du droit, mais aussi d'une sorte de morale politique de base, c'est la population occupée. C'est elle qui est en légitime défense. Ce n'est pas l'occupant qui subit les contrecoups de cette occupation.

Même après l'attaque du Hamas contre Israël ?

Je précise, et c'est important, que le droit des occupés à se défendre ne justifie pas toutes les atrocités et les crimes commis par le Hamas le 7 octobre contre des civils israéliens ne relèvent pas du droit à se défendre, ils relèvent du crime, de l'assassinat pur et simple. Il faut rappeler cependant aussi qu'il y a eu 400 morts parmi les soldats et les policiers (israéliens) dans cette opération et cette dimension-là était de fait une opération de résistance armée légitime. Ce qui constitue une opération terroriste illégitime, ce sont les attaques contre les civils, mais certainement pas contre les militaires.

Pourtant la question du droit de se défendre revient constamment…

Nous sommes dans un opportunisme qui reste, en dépit de tout, majoritairement pro-israélien, aux dépens de nos relations avec le reste du monde. Quand je dis "nous", j'entends plus largement ce qu'on appelle "l'Ouest" et qui est en train de creuser à la pelleteuse le fossé qui nous sépare du reste. "L'Ouest et le reste", c'est devenu une formulation un peu stéréotypée mais qui, en l'occurrence, signifie quelque chose. Au nom finalement du supplice des juifs pendant la Shoah, on est prêt à accepter n'importe quoi. J'y vois un crachat à la figure des juifs qui ont subi ce supplice au moment du troisième Reich et qui se trouvent en quelque sorte mobilisés au service d'un carnage, sans qu'évidemment ils aient leur avis à donner.

L'opinion israélienne est pourtant presque unanime derrière la guerre. Comment interprétez-vous ce soutien ?

Les Israéliens vivent majoritairement encore selon un calendrier dont la "date 0" est le 7 octobre. Ils sont au 123 octobre ou au 325 octobre, et ils font dérouler le temps à partir de cette date fondatrice. Je pense que, pour une partie de cette société, cela retombera, mais elle est encore guidée par une vengeance affirmée et la haine sans limite. C'est une sorte de délire qui consiste à vouloir laver l'affront qui a été fait à Israël sur sa technologie, sur sa supériorité militaire, sur son droit, enfin sur toutes sortes de garanties qui le protégeaient et qui ont volé en éclats en l'espace de quelques heures.

Quelle est la part d'une émotion compréhensible et temporaire ? C'est l'avenir qui le dira, mais je ne veux pas être aveugle au fait qu'une partie croissante de la société juive israélienne est partie dans une dérive extrémiste. Le pouvoir actuel israélien n'a pas été imposé lors d'un coup d'Etat, il tient les rênes du pouvoir à la suite d'élections.

La vulnérabilité d'Israël et, partant, son existence même, est revenue au centre des débats ?

C'est un élément qui trouble certes le débat mais j'y vois aussi un aspect positif. Car on trouve, dès les origines, une bonne partie de la suite. Etre capable de revenir sur les problèmes d'imposition d'une population immigrée par rapport à la population autochtone, de dépossession, et donc d'un vacillement sur ses bases… Je suis frappé de voir qu'Israël se caractérise un peu comme les Etats-Unis après le 11 septembre 2001, comme étant en proie à deux sentiments apparemment contradictoires. C'est le sentiment de toute-puissance associé à celui de la vulnérabilité. La toute-puissance est liée ici à la supériorité technologique, à la présence d'un soutien comme les Etats-Unis qui sont plus qu'un allié et qui offrent leur couverture à tout prix, et sans rechigner. Mais c'est aussi un sentiment de vulnérabilité en rapport avec, selon les termes israéliens, l'absence de profondeur stratégique, c'est-à-dire l'exiguïté de ce territoire qui, du fait de la politique israélienne, est voué à une forme de réprobation de plus en plus grande.

Que pensez-vous des scènes de révolte actuelles dans les campus américains ?

La présence juive non-sioniste ou antisioniste sur les campus est un élément extrêmement important, surtout pour le futur proche, c'est-à-dire pour les années qui viennent. En vérité, on assiste depuis vingt ou vingt-cinq ans à un décrochage des jeunes générations juives, américaines, démocrates dans leur attachement à Israël. Beaucoup de jeunes Américains se rendent en Israël pour y constater l'existence d'un racisme ouvert et assumé. Ils en reviennent effarés, eux qui ont été souvent élevés par leurs parents et puis dans une génération politique admirative de la lutte pour les droits civiques aux Etats-Unis et qui voient l'exact contraire en Israël. Nombre d'entre eux ne veulent plus rien avoir à faire avec ce pays. Leur pays ce sont les Etats-Unis, et non Israël. Et ils n'ont plus envie d'y retourner. Il faut rappeler le livre de deux professeurs américains, John Mearsheimer et Stephen Walt (Le Lobby pro-israélien et la politique étrangère américaine, paru en 2007) qui avait fait beaucoup de bruit. Ces deux spécialistes des relations internationales se situent dans la mouvance réaliste, plutôt républicaine, plutôt kissingerienne, rien à voir avec l'école, disons, de la nouvelle gauche américaine. Or, ils estimaient qu'Israël est en train de devenir un fardeau pour les Etats-Unis. La guerre actuelle a démultiplié ce sentiment. L'isolement américain n'a jamais été aussi grand du fait de son soutien indéfectible à Israël qui, par conséquent, lui coûte de plus en plus cher. Au point d'être actuellement accusé de complicité avec un génocide en cours.

Pour revenir aux campus, des voix comme celle de Jewish Voice for Peace, cette organisation juive non-sioniste et anticolonialiste qui a un grand retentissement dans les universités américaines, rencontre ainsi un grand succès désormais. Avec des organisations pro-palestiniennes également en faveur du boycott d'Israël et de la campagne BDS (Boycott, désinvestissement et sanctions). On ne serait pas complet si on n'ajoutait pas que tout cela se fait à grand risque, puisque la contre-offensive israélienne sur les campus est très importante également. Prenez par exemple ces fondations pro-israéliennes, des organisations financées par des milliardaires ultra-sionistes, qu'ils soient juifs ou non-juifs, qui mènent campagne pour miner la carrière ultérieure de ces étudiants, pour torpiller leurs comptes sur les réseaux sociaux et les rendre d'une certaine manière "inemployables" en diffusant des calomnies à leur encontre. C'est aussi la réalité des campus. Il y a donc des tensions en effet très sérieuses.

Comment voyez-vous l'irruption de la notion de génocide ?

Je pense que cette qualification peut être à la fois un objet quelque peu encombrant, mais aussi et surtout une bonne chose. On le qualifie comme tel, on le reconnaît bien comme tel. La qualification est une bonne chose. Je dirais d'abord d'un point de vue presque technique: si le massacre de Srebrenica (en juillet 1995) et les violences guerrières du Darfour de 2004-2009 sont qualifiables de génocide - car on est sous le coup de cette accusation - , alors ce qui se passe actuellement à Gaza, à l'évidence, est un génocide, même si aujourd'hui on parle de possibilité de génocide "plausible", ou de processus génocidaire. Mais au-delà de la qualification qui, disons, fournit un outil, je voudrais mentionner un problème auquel il faut prendre garde, qui est la création d'une sorte de "super-victime", et donc d'un "super-criminel". Or, supposons que pour une raison ou pour une autre, la Cour internationale de justice décide que les comportements israéliens, finalement, ne constituent pas un génocide. Les Palestiniens de Gaza auront-ils pour autant moins souffert? Non, évidemment. Il y a comme une sorte d'absolutisme contenu dans la notion de génocide qui est problématique dans la mesure où lorsqu'on met cette qualification sur la table, tout se passe comme si les non-victimes d'un génocide étaient des non-victimes tout court. C'est tout ou rien. Je pense que l'on peut surmonter ce problème en gardant à l'esprit que le génocide n'est pas la seule forme de crime affreux, d'atrocité commise contre une population et qu'il y en a d'autres.

Vous compariez le qualificatif de génocide à un outil. En quel sens ?

Pour tous ceux, c'est-à-dire les Etats, organisations internationales, ONG, citoyens, qui veulent œuvrer au dépassement de la situation actuelle, la qualification de génocide offre un levier de pression très important, en rapport précisément avec le fait qu'à cette super-victime correspond un super-criminel, un super-bourreau. De grandes ONG de défense des droits de l'homme, mais aussi des collectifs de juristes, éventuellement des associations de victimes, sous peu, pourront - et peuvent déjà - continuer de poursuivre des Etats pour complicité de génocide et affaiblir la position diplomatique et stratégique d'Israël. Et cela peut contribuer à rééquilibrer, au moins un peu, le rapport de force entre Palestiniens et Israéliens.

Quel est l'objectif actuel des autorités israéliennes ?

Le mantra de la solution dite "à deux Etats" a vécu. Ce qu'Israël recherche, c'est-à-dire ce que veulent les Israéliens aujourd'hui, c'est le statu quo, soit revenir au 6 octobre. Mais évidemment, après le 6 octobre, il y a le 7, et ce serait donc se remettre en situation de s'exposer à une déflagration. Je pense sincèrement que si les Israéliens veulent rétablir le statu quo, à terme Israël disparaîtra. Les habitants finiront par fuir et seuls vont rester une poignée d'irréductibles fanatisés ultra-religieux qui seront un véritable repoussoir pour les juifs de la diaspora. Une sorte d'écrémage pourrait se réaliser jusqu'à ce que se concentrent des fous de Dieu qui amèneront Israël à sa destruction. C'est cela, donc une forme d'apocalypse, ou alors un Etat commun (entre Israéliens et Palestiniens) avec le partage de ressources, l'égalité des droits, qui me semble être la seule solution politiquement et humainement responsable.

Propos recueillis par Luis Lema.

Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « Rony Brauman : "Israël risque de se transformer en repoussoir pour les Juifs de la diaspora" », 26 avril 2024, URL : https://msf-crash.org/fr/guerre-et-humanitaire/rony-brauman-israel-risque-de-se-transformer-en-repoussoir-pour-les-juifs-de

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