Réfugiés dans un camp à Athènes en Grèce
Point de vue

Ingérence ou Indigence

Rony Brauman
Rony
Brauman

Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie. Engagé dans l'action humanitaire depuis 1977, il a effectué de nombreuses missions, principalement dans le contexte de déplacements de populations et de conflits armés. Président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont "Guerre humanitaires ? Mensonges et Intox" (Textuel, 2018),"La Médecine Humanitaire" (PUF, 2010), "Penser dans l'urgence" (Editions du Seuil, 2006) et "Utopies Sanitaires" (Editions Le Pommier, 2000).

L'humanitaire ne connaît que des exclus, des victimes, des sans-droits. Là résident tout à la fois sa force et ses limites: sa force parce qu'aucune considération historique ou conjoncturelle ne peut -ou ne devrait- effacer, à nos yeux, la souffrance d'un être. Et ses limites parce qu'aucun être ne peut être réduit à sa seule souffrance, aucune collectivité humaine ne peut être ramenée à une masse de malheureux. Et pourtant, "la transformation des droits de l'homme en droits des sans- culottes" (Hannah Arendt), la bascule d'une conception politique du peuple, assemblée de citoyens, vers une conception sociale, ensemble d'ayants droit, sont en train de se réaliser sous nos yeux. Non sous la pression d'un vulgaire pouvoir totalitaire, mais dans le vide politique qui fait suivre au discours humanitaire la loi des gaz parfaits : celle de l'expansion indéfinie. Dès lors, le joker de l'humanitaire-spectacle remplace peu à peu les atouts du politique: ici, un navire-hôpital pour faire face à une agression militaire, là quelques sacs de grain pour honorer la chute d'une dictature, ailleurs quelques boîtes de médicaments pour répondre à l'embrasement d'un foyer de violence. On n'égrènera pas tout le chapelet de ces petits cadeaux de la démocratie dont l'effet, sinon le but, est de dresser un pudique paravent masquant notre propre impuissance politique et ces violences d'un autre âge (car la violence des autres est toujours d'un autre âge. La nôtre, comme chacun sait, est chirurgicale, -merci docteur- donc moderne et civilisée). Et la ténacité avec laquelle notre Secrétaire d'Etat à l'Action Humanitaire ferraille en Yougoslavie pour créer des corridors humanitaires ne fait que souligner un peu plus cruellement encore l'impuissance des bons sentiments lorsqu'ils tiennent lieu de politique.

C'est dans un tel contexte que l'on apprend que les médecins et volontaires de l'humanitaire ont "modifié l'indignation du monde" (sic) en prenant le risque de soigner malades et blessés "au-delà des frontières prescrites par des juristes frileux""Devoir d'assistance", par B. Kouchner, Le Monde du 20.9.91, traçant ainsi la voie majestueuse que doivent désormais emprunter les démocraties. Ingérence? Oui… enfin, non. Car l'ingérence, "concept médiatique et brutal" selon Bernard Kouchner, n'est plus de mise. Parlons donc du droit d'assistance, reconnu par les Nations-Unies et mis en œuvre "sur demande". Demande de qui ? Des victimes ? Des gouvernements ? Mais des gouvernements, bien entendu, au nom des victimes, puisqu'"on intervient sur appel, jamais par effraction". Et voilà donné le coup de baguette qui transforme, par la magie du tout-humanitaire, la morale de l'urgence en politique de l'indigence : nul doute, en effet, qu'à l'avenir, un Etat-Major ne convoque le Samu avant de gazer des villages rebelles ou qu'une coalition d'Etats épris de Droit ne fasse appel à la Sécurité Civile avant de larguer ses chapelets de bombes. La candeur d'une telle démarche, qui doit certes nous rassurer sur la fraîcheur d'esprit de ses auteurs, ne peut masquer les contradictions qui la minent : si de telles évidences ne sombraient actuellement dans la glu des bons sentiments de circonstances, on hésiterait à rappeler que le droit ne coïncide pas nécessairement avec la justice, voire que les deux peuvent entrer en conflit. Interrogeons-nous donc, par exemple, sur la notion de Droit d'assistance appliquée -ou plutôt inapplicable, précisément, dans sa version gouvernementale- aux populations civiles irakiennes (plusieurs dizaines de milliers de morts) pendant la guerre du Golfe. On aurait également scrupule à redire qu'un gouvernement, aussi démocratique soit-il (ce qui n'a d'ailleurs rien à voir), agit, avant tout, non pas en fonction d'un idéal du bien universel, mais (dans le meilleur des cas et quelque soit son discours) des intérêts particuliers de son pays, de la nation qu'il dirige. Ce qui est parfaitement légitime et qui s'appelle faire de la politique.

Une politique qui se dégrade, à ne pas vouloir dire son nom, en un opportunisme de bas étage: notre ministre ira franchir les frontières du Soudan ou de l’Irak en expliquant que sa seule présence est une victoire sur l’arbitraire. Comme si infliger un coup supplémentaire à ces régimes quasi hors-la-loi était autre chose qu’une victoire de l’arbitraire, ou plutôt de la tautologie politique: on condamne ces pays parce qu’ils sont déjà condamnés et l’on se gardera bien de le faire ailleurs -au Mali, en Israël, en Chine, en Syrie par exemple. Parce qu’on ne le peut tout simplement pas, la morale divorçant de la politique au moment où resurgissent l’intérêt et les rapports de force. Rappelons que la France refuse encore de signer le premier protocole additionnel des conventions de Genève, un des textes fondamentaux du droit humanitaire, parce qu’il s’agit d’une ingérence dans ses affaires intérieures!

Voilà pourquoi l'ingérence humanitaire qui s'était peu à peu hissée au rang de coutume internationalement acceptée, sinon officiellement reconnue, retrouve aujourd'hui un caractère suspect. Mise en œuvre par des organisations privées, indépendantes et impartiales dont la seule vocation est l’action humanitaire, elle était claire. Récupérée par les pouvoirs politiques, la voilà mise au rang des divers instruments de la panoplie diplomatique, donc au service d'intérêts nationaux. Voilà également pourquoi, plus largement, les principes -du droit des gens, d'humanité, d'exigences de la conscience publique, pour reprendre les termes des Conventions de Genève- au nom desquels agissent les organisations humanitaires privées, s'obscurcissent. Transformés en “coups de communication”, ravalés au rang de substituts de l’action politique, rabougris en un pseudo-droit d’assistance qui renforce la position des Etats, et non celle des organisations humanitaires, ces principes sont affaiblis par les coups répétés que leur portent, sous forme de bourrades complices, les gouvernements.

Pour redonner leur force à des valeurs qui n’ont rien perdu de leur importance, pour redonner son sens à une action qui n’a rien perdu de sa vigueur, un nouveau front doit donc être ouvert contre l’impérialisme des pouvoirs politiques. Contre ce processus d’annexion, mais certainement pas contre la politique, dont la restauration exige au contraire l’abandon du prêchi-prêcha moralisateur qui semble désormais lui tenir lieu de (bonne) conscience et d’horizon intellectuel. Pour que l’action humanitaire se réconcilie totalement avec ses valeurs, il faut donc que le discours politique renoue avec les siennes, ce qui malheureusement n’est pas le cas aujourd’hui.

 

Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « Ingérence ou Indigence », 1 mars 1992, URL : https://msf-crash.org/fr/droits-et-justice/ingerence-ou-indigence

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