Une femme marche sur une route près de la ville de Humera, en Ethiopie.
Chapitre
Fabrice Weissman
Fabrice
Weissman

Diplômé de l'Institut d'Etudes Politiques de Paris, Fabrice Weissman a rejoint Médecins sans Frontières en 1995. Logisticien puis chef de mission, il a travaillé plusieurs années en Afrique subsaharienne (Soudan, Erythrée, Ethiopie, Liberia, Sierra Leone, Guinée, etc), au Kosovo, au Sri Lanka et plus récemment en Syrie. Il est l'auteur de plusieurs articles et ouvrages collectifs sur l'action humanitaire dont "A l'ombre des guerres justes. L'ordre international cannibale et l'action humanitaire" (Paris, Flammarion, 2003), "Agir à tout prix? Négociations humanitaires, l'expérience de Médecins sans Frontières" (Paris, La Découverte, 2011) et "Secourir sans périr. La sécurité humanitaire à l'ère de la gestion des risques" (Paris, Editions du CNRS, 2016).

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Conclusion: Beaucoup de bruit pour rien?

Au final, la crise de l’Ogaden a constitué une véritable aubaine pour le gouvernement éthiopien. Sa médiatisation tronquée a permis de masquer à l’opinion nationale et internationale la responsabilité des autorités dans la recrudescence des poches de malnutrition en l’an 2000. Le gouvernement s’est appuyé sur le maquillage de la crise en « catastrophe naturelle » et sa dramatisation démesurée pour forcer la main des bailleurs de fonds et déjouer leurs manœuvres cherchant à introduire une forme de conditionnalité politique. Ainsi, l’EPRDF est parvenu à imputer à la communauté internationale le coût socio-économique de ses décisions politiques et « externaliser » le financement de son appareil de domination. Laissant aux bailleurs de fonds et aux organismes d’aide le soin d’assumer une part essentielle des services sociaux qui sont au cœur de son entreprise de légitimation et d’encadrement social, il a pu se consacrer pleinement à ses opérations militaires. Illustration exemplaire de la fongibilité des ressources humanitaires sur laquelle le TPLF avait bâti son économie politique à l’époque où il n’était qu’un mouvement de guérilla.

Cette fine stratégie s’est avérée payante, tant sur le plan politique que militaire. Le 12 mai, l’Ethiopie a déclenché une violente offensive sur le front érythréen, repris l’ensemble des territoires contestés et poursuivi son avancée à l’intérieur du territoire ennemi – contraignant Asmara à signer un accord de paix. Deux jours plus tard, la population se rendait aux urnes. L’EPRDF remportait la majorité des sièges au parlement fédéral et parvenait à maintenir son contrôle sur l’ensemble des gouvernements régionaux, y compris en région somalie. L’euphorie de la victoire, la manne humanitaire ainsi que le bras de fer remporté sur la communauté internationale ont sans aucun doute participé à la réélection de l’EPRDF. Un coup de maître qui force l’admiration... Mais quelle que soit sa perfection tactique, il renvoie plus à l’opportunisme politique d’Addis-Abeba qu’à une quelconque machination de longue haleine ayant tablé sur le sacrifice délibéré des populations somalies. 

Pourquoi s’insurger d’une telle manipulation ? En effet, la tragédie des camps de Godé n’est pas le produit d’une stratégie victimaire délibérée et il serait absurde d’accuser l’Ethiopie d’avoir « trop » reçu. Qui plus est, l’essentiel de l’aide alimentaire a été distribuée à la population selon des modalités certes peu orthodoxes, mais qui n’inspirent pas non plus une violente indignation. Les détournements au profit de l’armée semblent tout au plus marginauxSoulignons que l’alimentation complète des 400.000 hommes mobilisés aurait requis 72.000 tonnes par an soit 7% à peine des 997.000 tonnes allouées à l’Ethiopie. Quant à l’inclusion des familles excédentaires sur les listes de distribution ou l’approvisionnement occulte des réseaux marchands en région somalie, elles constituent des pratiques contestables contre lesquelles il convient de lutter ; mais elles bénéficient incidemment aux populations vulnérables via des canaux de redistribution informels. Rappelons que pour les clans somalis non représentés au sein de l’administration régionale, l’achat de denrées à bas prix sur les marchés sur-saturés de produits humanitaires a constitué le principal instrument de survie. De même, les mécanismes de solidarité traditionnels permettent dans une certaine mesure une redistribution des secours indûment perçus par les familles aisées au profit des familles les plus pauvres. 

Quant au soutien indirect à l’économie politique du régime – via la fongibilité des ressources humanitaires ou les mécanismes d’encadrement du corps social associés aux procédures de distribution – il renvoie à un paradoxe essentiel de l’aide humanitaire rencontré de façon beaucoup plus criante dans d’autres contextes. En Angola, au Liberia, en Afghanistan, pour se limiter à ces trois exemples, la prise en charge des services de santé par le dispositif humanitaire permet à des régimes autrement plus oppresseurs de se maintenir au pouvoir tout en poursuivant leur entreprise guerrière avec un minimum de stabilité sociale à l’arrière de leurs lignes. Enfin, « l’amour de la vérité » pourrait constituer un dernier motif d’indignation. Il est toujours révoltant d’être pris pour cible par une propagande éhontée. Comment ne pas se sentir offensé par une administration cherchant à nous convaincre que la Maison Blanche est devenue le siège de la plus grande organisation humanitaire au monde – ou par un gouvernement voulant nous faire prendre l’application des préceptes de Machiavel pour le produit de la colère du Ciel ? Mais là encore, l’Ethiopie n’a rien de singulier. Et à ce titre, nous n’avons pas fini de nous indigner. 

Qui y-a-t-il donc de particulièrement révoltant dans la « crise de l’Ogaden » ? C’est la complaisance avec laquelle les principaux acteurs du système de l’aide se sont rendus complice d’une telle manipulation. Car si l’instrumentalisation des opérations d’assistance en Ethiopie est on ne peut plus classique – à ceci près qu’elle est admirablement maîtrisée par les dirigeants qui savent en tirer le maximum de profits tout en sauvant les apparences – l’engouement avec lequel les acteurs humanitaires l’ont cautionné est proprement surprenant. Ils ont manifesté une curieuse délectation à s’engager dans l’impasse vers laquelle l’humanitaire contemporain semble se diriger : celle de la collaboration. En effet, comment qualifier autrement l’énergie avec laquelle nombre d’ONGs et d’agences des Nations unies ont repris à leur compte le discours fallacieux du DPPC sur l’origine et l’ampleur supposée de la crise ? Comment expliquer leurs éloges à l’égard de « l’efficacité et de la transparence » d’un système national de réponse aux crises dont on a vu à quel point il pouvait être dévoyé ? Comment expliquer les concerts d’autosatisfaction des Nations unies, du DPPC, du gouvernement éthiopien et de plusieurs ONGs se congratulant mutuellement d’avoir mis leurs efforts en commun pour éviter le pire ? Bref, comment justifier cette collaboration idéologique et souvent pratique avec un pouvoir dont la responsabilité n’est pas des moindres dans le déclenchement de la crise et la dérive des opérations de secours ? 

A vrai dire, il s’agit d’un mystère qui depuis l’enrôlement des humanitaires au services des politiques criminelles du Derg en 1985 reste difficile à élucider. La perspective de surfer sur une vague médiatique et de s’emparer d’importants financements institutionnels ou privés n’est certainement pas étrangère à ce positionnement (« Famine in Ethiopia : We Are There ! » annonçait triomphalement World Vision sur son site Internet consacré à la collecte de fonds). Moins prosaïquement, certains ont pu penser qu’attirer l’attention et les dons du monde occidental sur l’Ethiopie ne pouvait qu’être bénéfique, quelles que soient les méthodes employées et l’insulte faite aux victimes par la dénégation des origines de leur souffrance. La propension à se mouler dans le discours du pouvoir peut également renvoyer au mode opérationnel adopté par certaines organisations. Lorsqu’au titre du « capacity building », des ONGs s’associent étroitement au système national de distribution alimentaire afin de le réformer et de le consolider de l’intérieur, elles abandonnent par la même une grande partie de leur indépendance et de leur capacité critique. Ce type de projets – qui devraient relever de la coopération entre Etats et qui bien souvent aboutissent à la constitution de technostructures oublieuses des populations auxquelles elles s’adressent – contraint naturellement les organismes qui y participent à justifier leur collaboration en faisant l’éloge des institutions qu’ils renforcent. La terreur d’une expulsion décrétée par le DPPC – à la tête d’une véritable police de l’aide – peut également expliquer la docilité des ONGs et des Nations unies.

Enfin, les yeux rivés sur la réalité virtuelle des statistiques de vulnérabilité et de distribution, certains « experts humanitaires » collaborant aux systèmes d’alerte précoce ont pu aisément croire au bien fondé du message gouvernemental qu’ils avaient contribué à élaborer. Comme l’a montré Hannah Arendt, il n’est pas rare que les « spécialistes de la solution des problèmes » capable de réduire la complexité des réalités sociales à des équations d’une séduisante sobriété s’auto-intoxiquent de leur prose technocratique. Bref, quelles qu’en soient les raisons, l’abdication de la fonction critique des ONGs et leur soutien actif et sans remords aux structures de domination – fussent-elles qualifiées d’humanitaire – reste préoccupant même si en l’occurrence l’enjeu n’était pas aussi dramatique que durant la famine de 1984/85. 

Tout aussi critiquable, la complaisance de certains bailleurs de fonds est plus compréhensible. Que les Etats-Unis aient cherché à renouer des relations cordiales avec Addis-Abeba et tenté de calmer ses ardeurs belliqueuses sans pour autant froisser Asmara constitue un choix de politique étrangère tout a fait légitime. Mais que l’aide humanitaire ait été utilisée à cette fin l’est beaucoup moins. On comprend aisément que Washington veuille camoufler son soutien au régime éthiopien en opération de bienfaisance – et ainsi échapper à l’ire érythréenne tout en adoptant une posture éthique avantageuse. Pour autant, l’assujettissement de son agenda humanitaire à son agenda politique conduit à fermer les yeux sur l’utilisation discrétionnaire des secours par Addis-Abeba et à cautionner l’interprétation fallacieuse de la crise de même que le dévoiement des dispositifs d’assistance – le tout au détriment des populations auxquelles l’aide est destinée. Plus généralement, l’hypocrisie qui consiste à dissimuler des choix politiques sous des prétentions morales a un coût énorme. Pour les « bénéficiaires » qui ne font pas partie de l’équation et pour « l’humanitaire », en tant que discours et pratique, qui se voit entacher d’un usage portant atteinte à sa crédibilité. Soulignons que le refus évoqué par l’Allemagne ou la Grande-Bretagne de répondre aux appels du DPPC tant qu’Addis-Abeba n’aura pas renoncer à ses projets guerriers n’est rien d’autre que le versant négatif de la diplomatie humanitaire américaine. Considérer que si l’Ethiopie a les moyens de répondre à l’urgence en redéployant ses dépenses militaires, peu importe que sa population souffre des arbitrages budgétaires décidés par le pouvoir en faveur de la guerre puisque cela relève de sa seule responsabilité, est un choix qui peut se défendre sur un plan politique, non sur un plan humanitaire. C’est pourtant sur ce registre que le refus d’assistance a failli être justifié.

A cet égard, le quasi-monopole du gouvernement sur les opérations de secours explique en grande partie le glissement de la diplomatie occidentale sur le terrain humanitaire. Refus ou octroi d’une assistance auraient un poids beaucoup moins important dans les négociations si l’aide était mobilisée par un dispositif réellement indépendant du pouvoir. Du fait de l’étroitesse de l’espace humanitaire en matière de distribution alimentaire, les ONGs et les agences de l’ONU en sont réduites à jouer le rôle d’intermédiaire dans les tractations entre Addis-Abeba et la communauté internationale et se transforment ainsi en simple courroie de transmission des relations bilatérales – une fonction aux antipodes de leur vocation originelle. Assistance aux populations en danger et critique des mécanismes à l’origine de leur oppression sont ici reléguées derrière les fonctions diplomatiques dont l’aide humanitaire se trouve implicitement investie. 
Pour finir, précisons que cette nouvelle étape dans la manipulation des opérations d’assistance – où l’aide n’est plus seulement un alibi à une démission politique (comme en Bosnie ou au Rwanda) mais bel et bien l’instrument d’engagements masqués mais on ne peut plus résolus – ne soulève pas uniquement des objections de principe. En l’espèce, l’enfermement dans le mensonge condamne les populations vulnérables à une insécurité alimentaire croissante. Alors que les pluies sont redevenues clémentes et que les récoltes disponibles pour 2001 ont atteint de nouveaux records, la FAO et le PAM estimaient que les besoins alimentaires seraient cette année à peu près équivalents à ceux de l’an dernier. Elles évaluaient à 900.000 tonnes les quantités de secours requises pour 7.5 millions de personnes déficitairesSoucieux de manifester un certain retour à la normale et ne pouvant invoquer une quelconque « catastrophe naturelle » en 2001, le DPPC lancera quelques jours plus tard un appel pour 639.000 destinées à 6.2 millions de personnes. Mais il laissera entendre en aparté que ces chiffres seraient bientôt revus à la hausse à l’occasion de l’évaluation future des récoltes du Belg…. De fait, à moins de s’attaquer de front à la faillite de l’économie rurale et à la spirale de paupérisation endurée par une part croissante de la population, le gouvernement s’expose à un risque bien réel de famine économique dont la probabilité grandira d’année en année. Et à moins de réformer son système de distribution et limiter son rôle à celui d’un simplet filet de protection sociale, celui-ci sera de moins en moins mesure de faire face à aux crises qui se profilent à l’horizon. Car il ne pourra toujours compter sur une médiatisation providentielle et une conjoncture internationale favorable pour contraindre la communauté internationale à alimenter ses stocks au delà des quantités requises pour les plus démunis. En définitive, en se rendant complice de la manipulation de la crise opérée en l’an 2000 par le gouvernement éthiopien, les bailleurs de fonds et les acteurs de l’aide condamnent la population éthiopienne à une véritable catastrophe dans les décennies à venir. Il n’y a vraiment pas de quoi s’enorgueillir d’un supposé « succès » des opérations humanitaires en l’an 2000.

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