une voiture de Médecins Sans Frontières
Analyse

L’angélisme mystificateur

Rony Brauman
Rony
Brauman

Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie. Engagé dans l'action humanitaire depuis 1977, il a effectué de nombreuses missions, principalement dans le contexte de déplacements de populations et de conflits armés. Président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont "Guerre humanitaires ? Mensonges et Intox" (Textuel, 2018),"La Médecine Humanitaire" (PUF, 2010), "Penser dans l'urgence" (Editions du Seuil, 2006) et "Utopies Sanitaires" (Editions Le Pommier, 2000).

La formule est de Marcel Gauchet, dans Esprit, oct. 93

"Pourquoi ne vous êtes-vous pas révoltés?" demandait avec une lourde insistance le procureur - représentant l'Etat d'Israël- aux témoins du procès Eichmann. Question terrible, qui ne connaît pas de réponse moralement ou historiquement acceptable, puisqu'en définitive un système politique, dont les objectifs étaient clairement annoncés, a pu éliminer de la surface de la terre une partie du genre humain.

Issu d'une famille juive originaire de Pologne, né à Jérusalem quelques années après la fin de la guerre, j'ai été élevé -en France- dans l'obsession du crime d'extermination et de la possibilité de son retour. Très tôt, j'apprends que le Mal absolu existe: il porte l'uniforme noir frappé de la tête de mort, claque des talons et sait goûter les saveurs complexes d'un grand cru comme la perfection d'un concerto de Mozart. Très tôt, naturellement, comme tous les enfants, je me suis demandé "pourquoi?". Pourquoi cet acharnement dans la cruauté, pourquoi cette obstination poussée jusqu'au suicide? Une question en appelant une autre, je me suis, tout aussi naturellement, demandé pourquoi les Juifs avaient répondu aux convocations de la police, pourquoi ils avaient accepté de porter cette étoile jaune, pourquoi ils étaient montés dans ces bus, dans ces trains. Est-il besoin de préciser que je n'ai jamais trouvé de réponse à ces questions. Mais depuis que je ne suis plus tout à fait un enfant, je sais que la contemplation lucide du pire lorsqu'il n'est qu'une éventualité est une entreprise écrasante. Envisager que notre environnement familier se transforme en une antichambre de l'enfer, imaginer qu'une entreprise d'anéantissement puisse être sournoisement à l’œuvre dans le cadre de notre vie quotidienne, voila un huis-clos volontaire que la raison ne peut ordinairement accepter. Ordinairement... C'est ici que resurgit, encore vivace, la question du procureur "pourquoi ne vous êtes vous pas révoltés?", car l'entrée en guerre du IIIème Reich n'est pas à proprement parler une période ordinaire.

Cette interrogation, toujours vivante donc et, je le sais, définitivement sans réponse, s'est peu à peu transformée en une autre, moins métaphysique et sans doute plus pressante car chargée d'implications décisives: comment cela a-t-il été possible? Posée sous cette forme à la fois plus concrète et plus générale, dégagée de ce vague soupçon inquisitorial, ou plutôt idéologiqueLe procureur se livrait à la démonstration voulue par Ben Gourion: hors d'Israel, sans Israel, les Juifs sont des victimes en puissance., qui rendait si dure la question précédente, celle-ci trouve d'emblée dans mon esprit une première réponse, partielle mais claire et toujours actuelle: cela a été possible parce que la volonté de composer avec le Mal, d’en atténuer les manifestations immédiates a remplacé l’exigence de l’affrontement, autrement dit parce qu'à l'urgence de la révolte s'est substituée " la politique du moindre mal" (Hannah Arendt). Tout n'est pas dit, certes, dans une formule aussi carrée, mais là commence le fil rouge qui me mène au militantisme politique radical, puis à l'engagement, chargé de questions et de contradictions, dans l'action humanitaire.

Résister, donc. Se fixer une limite au-delà de laquelle l’atermoiement tourne à l’abdication, le compromis devient compromission. Et sur un mode romantique, se rapprocher de ces "hommes forts" de la Révolution au rang desquels Baudelaire aurait voulu se compter. L'intensification de la guerre au Vietnam, les raids aériens massifs sur le Nord, commencent à mobiliser la génération du Baby Boom au milieu des années 60. J'en suis et c'est vers les Comités Vietnam de Base, dirigés par les "prochinois" que je m'oriente, au hasard de mes amitiés de lycée, sans rien comprendre aux conflits idéologiques qui les opposent au Comité Vietnam National, disputé au P.C. par les trotskistes. Mon premier coup de matraque, pris dans une "manif" aux Champs Elysées, m'estourbit plus idéologiquement que physiquement: une bagarre entre les partisans de la "paix au Vietnam" et ceux qui crient "F.L.N. vaincra" vient d'éclater tout autour de moi. Les coups et les slogans pleuvent drus. Peu prévenu des subtiles arguties dialectiques entre stratégies frontiste et avant-gardiste, je suis obligé de m'avouer que j'ignore où se trouve mon camp. Maudissant tout à la fois mon inculture politique, la complexité du monde et plus généralement la hargne sectaire des fauteurs de divisions, je m'esquive péniblement, avec tout de même au cœur la secrète fierté d'avoir connu mon baptême du feu militant.

Comme dans une sorte de somnambulisme politique, je continue d'errer à temps partiel dans les milieux de l'extrême gauche jusqu'en 1968: manifs de 1er mai, distributions de tracts vitupérant l'impérialisme et ses laquais, passage à la Fédération anarchiste où je rencontre des ouvriers révoltés et érudits, des intellectuels évaporés, une réserve inépuisable d'indignation et une fraternelle ambiance d'insurrection permanente. Un baccalauréat décroché en 1967 me permet de prendre à bras le corps mon rêve de toujours: devenir médecin. Vocation d'enfance, que ne guidait aucun précédent familial mais le seul désir ou fantasme de diagnostiquer et guérir. Nommer le mal et le faire disparaître, en somme, comme fait un sorcier. Une première année effectuée à la faculté des sciences d'Orsay dans la grisaille des jours sans surprise me plonge cependant dans un ennui profond que seules viennent entamer les réunions du groupe Bakounine, la vente du Monde Libertaire sur les marchés le dimanche et quelques nuits passées à sérigraphier puis coller des affiches appelant à la grève générale et insurrectionnelle. "La France s'ennuie", annonce Pierre Viansson Ponté dans "Le Monde", sans se douter qu'elle va bientôt s'ébrouer, puis se soulever.

Adhérent de l'UNEF, je défile chaque fois que mon syndicat m'y appelle, quels que soient les mots d'ordre: ils passent derrière la simple exigence de rappeler notre existence collective. Pour quel but? Je n'en sais rien. Combien avons-nous été à protester contre "les ordonnances sur la sécurité sociale" en avril 68, nous moquant éperdument de ce qu'était une ordonnance, et n'éprouvant pas la moindre curiosité pour les problèmes de la sécu. L'important était de manifester, de protester. "Des profs, pas des flics! Des amphis, pas d'canons!" scandions-nous sur le boulevard Saint-Michel, sans faire de lien particulier avec nos conditions de travail. Ne connaissant ni la cinémathèque, ni son directeur, nous nous trouvions des milliers à défiler pour le maintien de celui-ci à la tète de celle-là.

Occupation du secrétariat administratif de la Faculté de Nanterre, brèves escarmouches ou bagarres avec l'extrême droite étudiante, occupation de la Sorbonne, manifestations, répression policière, solidarité étudiante: la spirale est enclenchée, la révolte contre l'ordre ancien qu'incarnent symétriquement De Gaulle et Waldeck Rochet se découvre rapidement un visage, celui de Daniel Cohn Bendit. Arrogant, pétulant, éloquent, il est, comme le mouvement qu'il anime, insaisissable: nous ne voulons pas le pouvoir, nous en voulons au pouvoir, à tous les pouvoirs. Je me laisse aspirer avec beaucoup de délices -et quelques craintes soigneusement dissimulées- dans l'aimable tourmente de mai 68. Le vieux monde est derrière nous, le vent de l'histoire souffle en bourrasques, la bourgeoisie perd ses futurs chiens de garde, l'imagination est au pouvoir, l'imagination est le pouvoir. Slogans et clichés, mots d'ordre et trouvailles nous suffisent à réinterpréter le monde. Rien de plus naturel que de voir la contestation gagner, les grèves s'étendre en tache d'huile contre la volonté du P.C.. Mais sans doute pas assez romantique pour faire un authentique révolutionnaire, je ne parviens jamais à me défaire totalement d'une sourde angoisse: je sens que cette conviction absolue d'être l'incarnation du Vrai, du Juste et du Bien abolit toute forme de limitation du pouvoir. Je vois de modernes Torquemada pointer sous les tignasses ébouriffées de grandes gueules apparemment libertaires. Lorsqu'il siffle la fin de la récréation le 30 mai, De Gaulle brise un mouvement déjà fissuré par le doute, entamé par cette peur de lui-même. Ce sont désormais les professionnels de la révolution qui prennent le relais: il me faudra encore 6 mois pour tasser un peu plus ces angoisses au fond de moi-même et rejoindre la Gauche Prolétarienne.

Viennent alors trois années d'épuisante rage militante pendant lesquelles je goûte -rien ne serait compréhensible sans cela- les délices de la révolution: les peurs surmontées de la violence, les complicités et les amitiés de rebelles, le vertige d'être pris dans le tumulte de l'Histoire en marche, l'exaltation de mener le seul combat qui vaille, celui de la lumière contre les ténèbres, de la justice contre l'oppression. J'apprends vite qu'entre "paix au Vietnam" et "F.N.L. vaincra" passe la ligne de partage entre la bourgeoisie et le prolétariat, le passé et l'avenir, le mensonge et la vérité. Je me coule rapidement dans le moule du "tout-politique" sans jamais réussir -mais qu'importe!- à comprendre dans quel sens fonctionnent les superstructures et les infrastructures, c'est à dire qui, de l'économique ou de l'idéologique, a le premier ou le dernier mot. Je me familiarise -c'est indispensable- avec les ruses de la dialectique et m'entraîne quotidiennement à déconstruire les apparences pour mettre à jour la réalité sous la houlette, lointaine mais pesante, de mes maîtres en Discours Révolutionnaire, pour la plupart normaliens et agrégés de philosophie. J'avoue n'être pourtant jamais parvenu à expliquer la différence entre la "Révolution ininterrompue par étapes" à défendre à tout prix, et la "Révolution permanente", risée, comme chacun sait, du prolétariat mondial...

La guérilla du Dhofar dans le Golfe, le soulèvement des Naxalites en Inde, le combat héroïque du peuple vietnamien et de ses frères d'armes Khmers Rouges sont tout aussi proches et abstraits, lointains et familiers que les Black Panthers américains, la Zengakuren japonaise et les camarades italiens de Prima Linea ou Allemands du SDS. Le monde est à portée de voix, il est intelligible: l'anti-impérialisme -notre espéranto politique- lui donne son sens. L'encerclement des campagnes par les villes -maitre-mot de la stratégie de Mao- se joue à l'échelle mondiale, faisant de nous les membres d'une cinquième colonne planétaire.

On a dit les espoirs et les délires de cette période, et quelques uns de ses aveuglements volontaires: j'ai défilé pour les Khmers Rouges dans les rues de Paris, et me suis battu au nom de la libération du Cambodge, mais n'ai pas éprouvé le moindre intérêt pour la sécession biafraise de 1967-69 et le carnage qui a marqué son écrasement. Impossible à décoder idéologiquement et sans portée réelle à nos yeux, un tel conflit ne pouvait trouver sa place dans notre horizon politique. L'occupation du Tibet, les impitoyables destructions et massacres que la Chine révolutionnaire y a commis nous perturbaient, mais pas suffisamment pour hisser le Dalaï Lama sur le piédestal de l'anti-impérialisme. Et si nous étions quelques uns à nous dérober discrètement au port des badges de Mao et du Petit Livre Rouge, je n'ai jamais osé partager, même avec le plus proche de mes amis, l'angoisse sourde que m'inspiraient le radicalisme des gardes rouges et les effrayantes manifestations de masse de la place Tien an Men illustrant le rêve totalitaire de fusion du Peuple et du Parti. Je me contentais de lire les analyses blasphématoires qu'en faisaient les Situationnistes, dont l'humour dévastateur me ravissait. Ce qui n'entamait d'ailleurs pas mon engagement, dont l’aboutissement faisait à mes yeux peu de doute: comme elle l’avait fait pour nos prédécesseurs, notre Révolution dévorerait ses fils. L'Histoire ne pouvait manquer d'accomplir son projet, mais les combattants que nous étions ne sauraient y survivre. La mort, à la fois comme sacrifice et comme dérobade, mais aussi comme allégorie lointaine et abstraite, voilà de quoi satisfaire un petit-bourgeois en quête de passion romantique. Généreux et risibles, rétifs à l'autorité mais fascinés par le Pouvoir, inspirés par une tradition libertaire mais dirigés par des staliniens, nous faisions de la violence la ligne de démarcation entre la «gauche» -par définition révolutionnaire- et les autres, provisoirement aliénés par la domination idéologique de la bourgeoisie. Une partie nous rejoindrait le moment venu et une autre, que nous imaginions minoritaire mais pourvue d’immenses moyens policiers et militaires, nous combattrait: nous allions vers la guerre civile. Centrale dans notre vision du monde, la violence est centrale dans notre vie quotidienne. Les bagarres se succèdent: avec la CGT et le PC surtout, qui veulent nous interdire leurs fiefs, nous exclure des marchés du dimanche et des portes d'usine, mais aussi avec la police, les fascistes d'Occident et parfois d'autres gauchistes. Physiquement exténuant, le rythme devient peu à peu insupportable, notamment pour ceux, dont je suis, qui doivent se faire violence à eux-mêmes pour aller à la violence. Plus repoussé qu'attiré par la bagarre, je dois à chaque nouvelle occasion, soit presque chaque jour à certaines périodes, me convaincre de la justesse de nos méthodes, de la vérité de notre «ligne», du caractère «scientifique» des analyses de nos dirigeants.

Convaincu que l’injustice profonde de notre monde doit être combattue, je ne parviens cependant plus à faire taire les doutes que j’éprouve sur l’issue de ce combat. La langue de bois, qui permettait d’évacuer les contradictions et la complexité du monde en les enveloppant dans les Lois supérieures de l’Histoire, commence à perdre de ses charmes. Par la seule force de ses sortilèges, elle pouvait transformer, pour qui voulait l’entendre, un coup d’Etat en une révolution démocratique, une répression sauvage en une victoire des forces populaires, un piteux échec en un triomphe historique, un aparatchik en leader révolutionnaire. Mais brutalement, sa magie n’opére plus sur moi. Il me faudra peu de temps pour découvrir qu’il s’agit d’un processus épidémique. Comme une traînée de poudre, le virus de la liberté se répand dans nos rangs, déclenchant une nouvelle fièvre contestataire dont l’effet sur la secte que nous sommes devenus va être fatal. Lorsque la dissolution est prononcée, en 1973, c’est une Gauche Prolétarienne moribonde qui s’éteint, consciente en un ultime sursaut de lucidité d’avoir bâti elle-même la prison intellectuelle où elle agonise, mais encore auréolée à mes yeux du mérite d’avoir exprimé une révolte et su mettre un terme à sa propre existence avant de sombrer dans le terrorisme. Pierre Overney y a laissé sa vie, abattu à bout portant par le chef des vigiles de Renault. D’autres ont longtemps eu du mal à tenir debout sans la prothèse étouffante, mais aussi rassurante, qu’était l’Organisation avec son prêt-à-penser, et certains n’y sont à vrai dire jamais parvenus. Pour ma part, n’ayant jamais eu le cran de rompre totalement le lien avec la faculté de médecine, j’ai pu renouer avec des études suivies jusque-là de très loin. Dérisoire lorsque je la comparais aux tâches grandioses d’un militant révolutionnaire, la pratique médicale m’apparaissait désormais comme le moyen privilégié de reprendre contact avec le monde réel.

Profondément marqué par une intense expérience militante et le sentiment diffus d’être un déserteur, je n’entendais pas refermer une parenthèse mais poursuivre un cheminement qui ne pouvait s’inscrire en rupture totale avec ces années de braise. Le tiers-mondisme ardent que nous professions se faisait plus sage, certes, mais aussi plus concret. La planisphère, que je voyais auparavant s’illuminer de la lueur des brasiers révolutionnaires, m’apparaissait sous un jour plus prosaïque, bien qu’auréolée d’un mystère que les années n’ont d’ailleurs pas dissipé mais profondément transformé. C’est dans cette démarche que Médecins Sans Frontières, dont je connaissais vaguement l’existence, me fournit la motivation pratique qui me manquait pour me remettre activement à flots dans mes études, et me préparer à exercer en milieu tropical, pour découvrir concrètement ce tiers-monde dont nous parlions tant sans rien en savoir.

Dûment diplômé, c’est au Bénin -avec Medicus Mundi, MSF n’existant pratiquement pas sur le terrain à cette époque- que j’entame ce parcours sur lequel je me trouve quinze ans plus tard et qui, à l’inverse d’une initiation, mine peu à peu les schémas confortables que les désillusions idéologiques n’avaient pas encore atteints. La période est d’ailleurs rude pour qui veut encore croire que «libération» et «liberté» vont naturellement de pair, que les luttes d’émancipation portent en elles le combat pour les Droits de l'Homme. Saisi par le vertige de la rhétorique léniniste, le colonel Kérékou, homme fort du Bénin, abreuve le pays de discours désopilants et désespérants dans lesquels «brandissant haut et fort le drapeau de l’anti-impérialisme, les masses avancent résolument vers l’horizon radieux de la Révolution sur le chemin pavé par le socialisme scientifique». Vu de mon coin de brousse, le socialisme scientifique semble buter durement sur le vaudou, né dans cette région et omniprésent: dans les alentours où, dès la nuit tombée, le bruit sourd des tam-tams annonce l’ouverture des fêtes et cérémonies vouées au culte-interdit pour cause d’incompatibilité avec le matérialisme historique-, mais aussi à l’hopital où le personnel béninois refuse d’approcher les patients qu’il considère comme envoûtés: il ne se passe guère de semaine sans qu’un coma ou un syndrôme infectieux grave n’arrive avec l’étiquette de «possession». Je mesure rapidement la gravité d’un tel diagnostic, aucun de ces patients n’ayant survécu.

C’est avec ”Cambodge année Zéro” (…), livre dans lequel François Ponchaud révèle dès 1976 les atrocités de la sanglante utopie en marche au Cambodge, que mes dernières illusions volent en éclat. Dans ce coin reculé de brousse africaine je découvre la rage purificatrice des Khmers Rouges qui, irrésistiblement, évoque dans mon esprit l’anéantissement de la pensée que je croyais être l’apanage du nazisme. Déjà fort mal en point, mon communisme à moi succombe à la lecture de cette nouvelle page de l’histoire des hommes.

Avec l’effondrement de l’idéal de transformation sociale, disparaît le “sens du sens”, perspective quasi-religieuse qui ordonne les actes organisés de la vie quotidienne, leur confère une signification globale. Et avec lui cet horizon révolutionnaire, où l’Histoire s’accomplissait dans l’avènement d’une société juste, où fusionnaient enfin la morale et la politique.

De cette période, je conserve une immunité définitive contre l’utopie d’un monde moral et toutes les langues de bois qui la soutiennent. Ni les forceps de la violence révolutionnaire, ni le travail du savoir en marche ne peuvent accoucher un monde nouveau d’où Hitler et Pol Pot seraient bannis, d’où la possibilité du crime majeur serait miraculeusement évacuée.

A défaut de désigner l’Idéal et de lutter pour l’instauration de son règne, c’est désormais un combat plus limité, plus modeste, que j’ai envie de livrer, avec les moyens qui sont les miens et dont je découvre certains aspects avec passion, lors de cette première expérience africaine. L’engagement humanitaire, qui va se concrétiser un peu plus tard avec la minuscule organisation qu’est MSF en 1978, ne manque pas d’attraits pour un jeune médecin quelque peu vacillant sous le poids de ses propres questions: traduire dans l’immédiateté de l’action une morale de la solidarité, parcourir les terrains toujours chahotiques, parfois risqués, où l’Histoire s’accélère, se colleter avec les grandeurs et les misères des hommes, leurs passions et leurs cultures. Des camps de réfugiés laotiens, puis cambodgiens en Thaïlande aux maquis kurdes et érythréens, des boat people vietnamiens et de la famine en Ouganda au gigantesque exode suivant la guerre de l’Ogaden, de l’insurrection communiste salvadorienne aux maquis anti-communistes d’Angola et d’Afghanistan, Médecins Sans Frontières me catapulte sur toutes les zones de fracture de la planète. Là où je voyais auparavant -et de loin- les victimes du cynisme des nantis, les opprimés d’un monde régi par l’affrontement des impérialismes, je découvre des hommes qui se battent ou qui sont battus, une humanité en marche sur des chemins dont le sens m’est parfois familier, comme au Kurdistan, au Salvador ou en Erythrée. Je m’y sens bien, essayant chaque fois d’imaginer les choix que j’aurais faits si le hasard m’avait fait naître à Asmara, San Salvador ou Sanandadj. Ailleurs, en Afghanistan, au Tchad, en Angola, quand les références communes sont plus lointaines, voire dans certains cas inexistantes, c’est l’affirmation symbolique et pratique d’une commune humanité, le goût de l’action qui l’emportent sur les connivences mais toujours, au fond de moi, demeure un respect pour l’insurgé, une admiration secrète et vaguement jalouse pour le rebelle, celui qui me rappelle, avec Camus, que “la révolte révèle ce qui, en l’homme, est toujours à défendre”.

Le reflux du messianisme politique qui s’amorce au début des années 80 laisse une place grandissante à cette nouvelle forme d’investissement social qu’est l’action humanitaire. C’est sur ce terrain peu à peu déserté par ses occupants que MSF, rapidement rejoint par d’autres, prend son essor. Avec la notoriété viennent les moyens, tandis qu’avec l’expérience se bâtit, au fil des années, une méthode, un cadre d’intervention. Catastrophes naturelles, exodes, guerres, famines exigent des moyens spécifiques, un savoir-faire qu’il nous faut découvrir, affiner, renouveler en permanence pour les hisser au niveau de notre ambition d’effacité pratique. C’est le projet même d’une telle forme d’organisation qui a précipité MSF, en 1978-79, dans la seule “guerre des chefs”, allant bien au-delà des rivalités de personnes, qu’ait connue l’association: d’un côté, conduits par Bernard Kouchner, les tenants de missions ponctuelles menées par une poignée de “commandos humanitaires” chargés d’éveiller, par leur témoignage au retour, la conscience du monde. De l’autre, dirigés par Claude Malhuret, les partisans de missions plus longues, menées par des équipes disposant de moyens, chargées de panser concrètement les plaies des hommes. Romantisme contre pragmatisme. Le lit était sans doute assez grand pour deux rêves, mais les hommes sont ainsi faits que ces passions n’ont pu coexister. Avec l’exode des boat people, la création du Comité Un Bateau pour le Vietnam cristallise le conflit et provoque le départ des premiers, où se retrouvaient la plupart des fondateurs, les anciens du Biafra, au terme d’une Assemblée Générale déchaînée où vrais débats et mauvais procès, discours prophétiques et diatribes venimeuses se sont mêlés dans les deux camps.

Du camp de réfugiés cambodgiens où je me trouvais depuis plus d’un an, j’avais tout naturellement adressé ma procuration de vote à Claude Malhuret car l’enjeu pour les quelques dizaines de volontaires que nous étions alors sur le terrain était clair, voire caricatural: travailler ou bavarder, progresser ou gesticuler, se payer en mots ou en actes. Du côté des amis de Bernard Kouchner, pourtant, le refus de devenir des “bureaucrates de la misère, des technocrates de la charité”, sonnait juste et fort. Ce danger-là était bien réel. Il est toujours présent, nous suivant comme notre ombre, resurgissant dès que la logique de l’organisation l’emporte sur celle de l’action. Mais aussi -problème plus subtil- lorsque l’action se dégrade en activisme, lorsque l’exigence de l’immédiateté et le goût du mouvement rendent aveugle aux contradictions et sourd au rappel des principes. L’humanitaire peut alors devenir inhumain.

Le paradoxe est que, devenu ministre de l’action humanitaire, l’auteur de ces mises en garde que nous sommes quelques uns à prendre au sérieux, a sacrifié une belle ambition éthique à sa soif de gloire, réduisant ses appels à la vigilance à d’heureuses formules desséchées en slogans.

Derrière ce paradoxe se cache en réalité une véritable cohérence, qui s’exprime dans la confiance qu’a toujours affichée Bernard Kouchner dans l’État et, au-dela, les organisations qui en sont issues. Adhésion sincère ou dictée par les circonstances, là n’est pas la question. Dès cette époque, en effet, il s’agit pour lui et ses amis de mettre en mouvement une machinerie publique qui seule dispose, à leurs yeux, des moyens logistiques et financiers à la mesure des tragédies en cours. Aux ONG le rôle d’éveilleurs de conscience, aux appareils inter-étatiques et aux gouvernements celui de déployer le dispositif ad hoc sur le terrain. Le colosse gouvernemental a la vue basse et l’ouïe déficiente, certes, mais il a la puissance avec lui. Il revenait donc à Médecins Sans Frontières d’amplifier la plainte des agonisants, de braquer la longue-vue sur les victimes, en somme d’être les éclaireurs guidant sur les lieux du désastres le gros de la troupe, à charge pour celle-ci de prendre le relais. D’emblée s’affirme donc une conception étatique de l’humanitaire qui va culminer avec la création d’un ministère spécialisé, à laquelle s’oppose une conception “libertaire”Cf Guy hermet, Triomphe ou déclin de l’humanitaire, in Cultures et conflits, N° 11, automne 93, Inte rventions armées et causes humanitaires.qui privilégie les acteurs privés. Cette querelle entre ceux qui croyaient à l’État humanitaire et ceux qui n’y croyaient pas se résoud provisoirement, à défaut de s’éteindre, dans le divorce des protagonistes. La séparation n’est pas celle du Bien et du Mal, de la Vérité et de l’Erreur, mais celle de deux démarches partiellement contradictoires. Elle permet à Médecins Sans Frontières de consacrer toute son énergie à la tâche de construire une véritable organisation capable de traduire en actes l’éthique de solidarité qui en est le ferment.

C’est au cours de ces années consacrées, avec une équipe progressivement étoffée, à installer hopitaux de brousse et dispensaires, centres de nutrition et chaînes d’approvisionnement logistique, ainsi qu’à la construction de l’organisation qui en est l’indispensable base arrière, que j’ai peu à peu découvert les ambiguïtés, les lourdes questions, les contradictions parfois insurmontables que soulève une telle pratique.

La “morale de l’urgence” (Kouchner, Glucksmann), étendard sous lequel se rallient Jean-Paul Sartre et Raymond Aron à la fin des années 70 pour porter secours aux boat-people vietnamiens, commande de se trouver aux côtés des victimes: il n’y a pas de bons et de mauvais morts, pas de bons et mauvais blessés, mais des êtres humains qui appellent nos soins. Cette morale de l’urgence, voire de l’extrême-urgence, lorsqu’il est opportun de dramatiser, devient le maître-mot de Médecins Sans Frontières. La démarche est salutaire en ces temps où les idéologies messianiques, brillant de leurs derniers feux, parviennent encore à faire passer Hanoï et La Havane pour les métropoles de la liberté. Son usage irraisonné débouche cependant sur un nivellement problèmatique de la souffrance, une valorisation équivoque de la victime et de l’émotion qu’elle suscite.

Bien avant la Bosnie et son formidable déploiement politico-humanitaire, la famine de 1984-85 en Ethiopie concentre et porte à leur paroxysme les ambiguïtés et contradictions de cette politique des bons sentiments qui, aveugle aux conditions d’apparition et de développement de cette famine, ignorante de ses enjeux politiques, concentrée sur l’image d’un mouroir, a permis aux bourreaux de mieux piétiner leurs victimes. Au tout-politique, qu’inspiraient les utopies dévoreuses de générations, se substituait -déjà- le tout-humanitaire dont la légèreté peut confiner, comme en Ethiopie, à la frivolité meurtrière. Dès l’instant où elle troque sa morale humaniste contre une esthétique de l’activisme, dès qu’elle se dérobe à la nécessité d’une pensée réflexive pour se draper dans le manteau de sa vertu auto-proclamée, dès qu’elle fuit la rugueuse, l’impossible exigence d’Antigone pour se réfugier dans les émois fugitifs et satisfaits de Madame Verdurin, l’action humanitaire commence à se vider de sa substance et détruit à son insu les principes qui la charpentent.

Le tiers-mondisme politique des années 70 vit à l’époque ses dernières heures, avant d’être enterré sous les décombres du mur de Berlin. En quête d’une chimérique synthèse entre morale et politique, aveuglé par son impatience de justice, étreint par le sentiment d’une culpabilité ontologique du “Nord”, il s’est perdu dans une dévaluation systématique de l’Europe et de la démocratie. Ce “bovarysme tropical” que Pascal Bruckner a si brillamment décritLe sanglot de l’homme blanc, P. Bruckner, Le Seuil, 1986., exaltation toujours déçue et toujours renouvelée de la figure de l’opprimé, l’a conduit à une louange parfois servile des dictatures qui se réclamaient d’une idéologie de la libération pour mieux détruire les libertés. Comme dans le cas de l’Ethiopie où sa complaisance à l’égard des tortionnaires d’Addis Abeba, auxquels un discours anti-impérialiste confèrait une auréole de justiciers, évoque la glorieuse époque des “compagnons de route”.

L’énorme, la monstrueuse imposture éthiopienne reste à mes yeux le moment emblèmatique de cette sidération des esprits, admirablement utilisée par un régime dont le cynisme et la brutalité n’ont eu d’égale que son intelligence tactique. Pendant près de deux ans, les discours humanitaire et tiers-mondiste ont mêlé les fibres de leurs langues de bois respectives. Pendant près de deux ans, les envolées lyriques sur l’impérieuse nécessité du sauvetage immédiat et la responsabilité écrasante de l’ordre marchand planétaire ont fourni à Menguistu les moyens et la légitimité dont il avait besoin pour mener à bien son programme dévastateur de collectivisation accélérée et de “dékoulakisation”. Pendant ce temps, derrière l’écran en forme de miroir où nous pouvions contempler, quelque peu attendris, notre propre générosité, des centaines de milliers de personnes ont succombé sous les brutalités de la milice. Pendant ce temps, les moyens fournis par le gigantesque mouvement de solidarité internationale ont été systématiquement utilisés pour transférer de force cette population-même qu’il s’agissait d’arracher à la famine. Et ce n’est pas tout: comme s’il fallait rajouter encore à l’humiliation et à la douleur de ces hommes, morts sans sépultures, c’est la réalité-même de leur mort qui a été évacuée. Comme les négationnistes prétendant réfuter l’existence des chambres à gaz, de modernes Faurisson ont fait de cette opération de secours à l’Ethiopie une formidable “success-story”, niant les déportations et le carnage qu’elle a accompagnés et amplifiés, mettant sur le compte de “conditions difficiles” une mortalité regrettable, certes, mais limitée. A peu de choses près ce que disent les disciples de Faurisson sur Auschwitz.

Je ne sais pas pourquoi les Ethiopiens, comme les Juifs d’Europe, ne sont pas révoltés, ou pas suffisamment. Mais je sais comment une telle atrocité été possible: parce que la “politique du moindre mal” l’a emporté sur l’exigence de la dénonciation, parce que ceux qui en étaient les témoins directs tenaient pour leur tâche ultime de remplir les estomacs qu’on voulait bien mettre à leur portée et parce que les autres s’estimaient quitte, au nom des besoins urgents qu’ils devaient satisfaire, de tout devoir de parler. Parce qu’enfin, c’est en Ethiopie que je l’ai redécouvert quand Médecins Sans Frontières a protesté et dénoncé, les ruses de la raison humanitaire sont infinies lorsqu’il s’agit d’habiller le renoncement avec les oripeaux de la bonne conscience.

Cèdant trop souvent, et à son insu, à la tentation de ne voir que des victimes, l’action humanitaire fait de la compassion le mode essentiel de son rapport à l’autre, ne voyant alors sur les terrains où elle se déploie qu’un agglomérat de souffrances et de carences. Là résident tout à la fois sa force et ses limites. Mais en l’absence d’une conscience claire de celles-ci, le pas est vite franchi, qui amène à remiser pieusement la liberté -et les choix irrationnels qui la caractérisent par définition- au magasin des accessoires, à accepter son sacrifice sur l’autel des besoins essentiels et du droit primordial à la vie. Pour Hannah Arendt, l’une des caractéristiques du totalitarisme était l’acharnement de ce système à détruire le politique, à réduire précisément la société des citoyens à ”une masse indifférenciée d’ayant-droits”. A une échelle infiniment modeste -ce qui ne change rien au plan des principes-, le tout-humanitaire contribue lui aussi à la réalisation de ce programme. Une première et timide mise en oeuvre, passée relativement inaperçue, avait été réalisée au Biafra. Avec l’Ethiopie, puis la guerre du Golfe et la Somalie -Provide Comfort et Restore Hope pour les initiés- on est passé du kiosque au Son et Lumière, lui-même surclassé par le spectacle hollywoodien de la purification humanitaire en Bosnie.

Le rôle de locomotive de l’information que jouent les journaux télévisés sur la presse est fondamental dans cette évolution. C’est en effet à la fin des années 70 que l’image devient reine, que la généralisation du direct signe l’avènement du temps réel (Virilio) reléguant l’écrit, différé par définition, dans un statut de comparse et faisant peu à peu du sentiment le mode privilégié d’accès au monde. C’est précisément à cette période où, simultanément, pâlissait l’étoile de l’utopie politique avec le déclin du communisme comme idéal de justice, que l’humanitaire prenait son envol, aux côtés de l’antiracisme et de l’écologie, autres mouvements de “réarmement moral”. La relation n’est pas de coïncidence, mais de causalité: la morale quittait alors le terrain de la société pour intégrer la sphère individuelle où chacun pouvait s’accomplir en privatisant, en quelque sorte, “la conception publique de la justice” (Rawls). Dans l’espace laissé vacant par l’effacement progressif des engagements collectifs, le mouvement humanitaire se développait à grande allure, puisant sa force dans le besoin toujours pressant qu’éprouve l’Occident à se rapprocher d’une image idéalisée de lui-même. Sur fond de malheur et de ruines, dans le vacarme de la mitraille, l’enfant décharné soutenu par une infirmière, la jeune femme blessée sur laquelle se penche le chirurgien fournissent à l’ogre électronique sa ration de signes, trouées de lumières dans un monde de ténèbres. Comme dans “Le monde où l’on catche” de Roland BarthesMythologies, Le Seuil., le tandem constitué par la victime et son secouriste “figure [désormais] une sorte de combat mythologique entre le Bien et le Mal”, mimant une “intelligence idéale des choses”. Comment s’étonner, dès lors, que des gouvernements en panne de grands desseins aient adopté cette nouvelle technologie du “faire-croire”, étonnante recette permettant de transformer les restes nauséabonds de la politique en un plantureux festin médiatique dont peuvent se repaître ceux pour qui la politique n’est rien d’autre qu’une variété de relations publiquesCf Du mensonge en politique, in Du mensonge à la violence, Hannah Arendt, Agora, 1991..

Morale subversive lorsqu’elle campe sur son refus d’accepter la raison du plus fort, l’action humanitaire se développe dans le monde concret des conflits, de la violence, des formes paroxystiques de la politique. Opposant ses principes au déchaînement des passions, tirant sa force de sa faiblesse, elle passe avec le pouvoir d’indispensables compromis qui la menacent en permanence dans ses fondements mêmes. Lorsque le réflexe de l’action recouvre la réflexion sur l’action et la ramène à un spectacle convenu, à une édifiante pantomime, l’idée même de ce risque disparaît. Ne gardant plus de l’humanitaire que son étiquette, elle devient, au mieux, le miroir dans lequel nous contemplons, émus, l’image de notre générosité factice, au pire et bien souvent, le masque de nos renoncements moraux. Elle se trouve alors réduite à un néo- conformisme sentimental qui, voulant être une respiration du politique, en est en fait la négation.

 

Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « L’angélisme mystificateur », 1 octobre 1995, URL : https://msf-crash.org/fr/acteurs-et-pratiques-humanitaires/langelisme-mystificateur

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