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Entretien

“Le seul front où l’Elysée ne faillit pas, c’est celui de l’érosion de nos libertés”

Rony Brauman
Rony
Brauman

Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie. Engagé dans l'action humanitaire depuis 1977, il a effectué de nombreuses missions, principalement dans le contexte de déplacements de populations et de conflits armés. Président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont "Guerre humanitaires ? Mensonges et Intox" (Textuel, 2018),"La Médecine Humanitaire" (PUF, 2010), "Penser dans l'urgence" (Editions du Seuil, 2006) et "Utopies Sanitaires" (Editions Le Pommier, 2000).

L'Obs
Entretien

L’urgence sanitaire justifie-t-elle ce deuxième confinement et ses conséquences économiques et sécuritaires ? L’Obs a fait débattre un médecin, Rony Brauman, et un économiste, Gaël Giraud, dans un entretien paru le 15 novembre 2020. 

Par Xavier Delaporte et Rémi Noyon 

Qu’avez-vous éprouvé en écoutant Emmanuel Macron annoncer ce nouveau confinement ?

Rony Brauman

De la surprise. Le confinement est l’arme ultime, une mesure de dernière instance, et je pensais que la réponse serait plus graduée. Sur la forme, je trouve inquiétante la mise en scène du monarque solitaire qui semble concentrer tous les pouvoirs entre ses mains. La recherche de l’« homme providentiel » si bien décrite par l’historien Raoul Girardet flatte un trait national, mais elle est dangereuse dans ces moments de crise. Un point positif tout de même : le président s’exprimait dans des termes plus précis et moins grandiloquents que lors du premier confinement, où la métaphore de la guerre écrasait toute nuance et tout débat. 

Gaël Giraud

Ce qui m’a traversé, c’est la colère. Ce deuxième confinement est un échec retentissant qui signe l’impréparation complète de l’équipe Macron. La rhétorique gouvernementale voudrait nous faire croire que « tout ça, c’est le destin » et que la France fait de son mieux, mais c’est faux. Taïwan, la Corée du Sud, le Vietnam et la Thaïlande ont évité le confinement général sans pour autant connaître une explosion du nombre de morts. Ils ont mis en place un dépistage systématique qui, en France, a lamentablement échoué. Pendant l’été, presque rien n’a été fait pour préparer le pays à la deuxième vague pourtant prévisible. Le nombre de lits en réanimation n’a pas été augmenté, au prétexte d’un manque de personnel. Certes, le gouvernement hérite de la démission des précédents en matière de politique de santé – en 2007, nous aurions fait aussi bien que les pays d’Asie –, mais il avait six mois pour orchestrer une réponse adaptée. Confronté aux conséquences de son incurie, il a fini par choisir l’option médiévale : un confinement qui, mis en place trop tard, pourrait être relativement inefficace. Enfin, je vous rejoins, Rony, sur l’inquiétante mise en scène narcissique du président. Au premier confinement, l’entourage d’Emmanuel Macron avait même évoqué la « présence thaumaturge » du chef de l’Etat dans les hôpitaux…

Rony Brauman

Il est vrai que des pays asiatiques ont très efficacement réagi, le modèle le plus accompli étant Taïwan qui conjugue le respect d’un Etat de droit et la mise en place de mesures sanitaires. Mais les nations du pourtour de la Chine avaient l’expérience de ce type d’épidémie : la population était déjà accoutumée aux gestes barrières. C’était un avantage dont nous ne disposions pas. Par ailleurs, le conseil scientifique et le gouvernement doivent composer avec de très nombreuses incertitudes. Dès le mois de juillet, le Pr. Delfraissy avait prévu une deuxième vague pour fin octobre, début novembre, mais des infectiologues se voulaient plus rassurants, tablant sur la saisonnalité du virus. Ces nuances faites, je reste d’accord avec vous : nous payons une série d’atermoiements et de retards qui sont inexcusables. Soulignons le rôle délétère joué par le « new public management » dans les hôpitaux, c’est-à-dire la logique gestionnaire du privé introduite dans les services publics au nom du pragmatisme. Selon la même logique, on a pensé qu’il serait possible de fonctionner à flux tendus pour les approvisionnements, c’était une chimère qu’atteste notamment la pénurie durable de masques et de tests. L’habillage maladroit, voire grossier, de cette pénurie par le gouvernement – masques et tests décrits en mars dernier comme inutiles – a miné la crédibilité des autorités. 

Gaël Giraud

Le médecin et ancien directeur de la Santé William Dab alerte sur notre incapacité industrielle à  produire le vaccin quand il sera disponible. Qu’attendons-nous pour investir dans des usines ? Il y a une absence tragique de vision au-delà de quelques semaines, comme sur les marchés financiers. Quant à nos hôpitaux, vous les connaissez mieux que moi mais, pour avoir été aide-soignant tout en bas de la hiérarchie hospitalière, je peux témoigner que l’invasion de l’hôpital par l’imaginaire managérial rend la vie infernale : prendre soin d’un malade revient à faire perdre de l’argent à l’hôpital. Un non-sens dans lequel se débattent nos soignants.
 

L’urgence sanitaire oblige à des restrictions de libertés. Comment s’assurer qu’elles sont proportionnées ?
 

Gaël Giraud

Je suis consterné par l’absence de négociation, alors qu’il s’agit de choix cruciaux pour notre société. Le gouvernement a décidé de sacrifier l’économie – probablement plus d’un million de chômeurs à la fin de l’année et une chute du PIB de plus de 12%, sans compter les milliers de petites entreprises en faillite –, et il n’est pas sûr qu’il sauve des vies. Il n’y a que sur le front de l’érosion de nos libertés que l’Elysée ne faillit pas. Ce procédé autoritaire a une histoire. Emmanuel Macron s’était empressé, en arrivant à l’Elysée, de pérenniser les dispositifs d’exception décidés par François Hollande lors de la vague terroriste. Aujourd’hui, c’est l’état d’urgence sanitaire qui est prolongé et l’on peut s’interroger : finira-t-il, lui aussi, par devenir la norme ? Le couvre-feu a été décidé par décret, sans consulter l’Assemblée. Les décisions ne sont même plus prises en conseil des ministres mais lors d’un conseil de défense… Par ailleurs, la majorité parlementaire trouve utile de proposer la dérégulation de l’usage de la caméra mobile portée par les forces de l’ordre, de légaliser la surveillance par drone et d’interdire au public de diffuser des images non floutées de policiers. Tout cela est extrêmement grave. Ce gouvernement semble profiter de la tragédie pour avancer son  propre programme : sous couvert de gestion technocratique, faire entrer dans le droit et les mœurs le renoncement progressif à la démocratie.

Rony Brauman

Le dialogue avec les citoyens est nécessaire, pour répondre à la crise sanitaire mais aussi aux menaces climatiques. La lutte contre ces deux catastrophes suppose des restrictions de libertés qui doivent être discutées pour être acceptées. Dans cet horizon de crise pandémique prolongée, je pense qu’une politique d’ajustement graduel négocié est préférable au stop and-go qui est pratiqué, à la succession de confinements et de déconfinements imposés. Il y a sans doute dans la stratégie gouvernementale une arrière-pensée électoraliste : couper court à toute critique ex post qui pourrait l’exposer dans deux ans.

La crise sanitaire impose des mesures rapides, or la délibération prend du temps…

Rony Brauman

Six mois se sont écoulés depuis le pic épidémique de mars-avril. Cette période aurait pu être mise à profit pour discuter collectivement des mesures de restrictions légitimes à mettre en place. Il y a nécessairement, en matière de pandémie, des incertitudes, des erreurs d’appréciation et d’orientation. Mais dès lors que la décision n’est prise que par un très faible nombre de personnes, il devient très difficile de revenir sur ces erreurs. La succession de conseils de défense réunis à l’Elysée sous l’autorité du président est sans précédent. Dans ce mode de gestion, qui court-circuite gouvernement et Parlement, la délibération reste secrète, les arguments et scénarios avancés sont soustraits à toute discussion publique. Il faut savoir agir vite sans abuser de l’urgence. Aujourd’hui, les enquêtes d’opinion montrent un fort taux d’adhésion aux mesures de restriction et une très forte défiance envers le pouvoir politique. Le pas de charge suscite de la frustration et de l’incompréhension : pourquoi certains commerces sont-ils ouverts et pas d’autres, alors même que dans la plupart des cas ils avaient instauré des protocoles sûrs ? Il était indispensable de prendre des mesures plus restrictives pour freiner le virus. Mais il y avait d’autres trajectoires possibles, compte tenu des changements de comportements de la population. L’article L3131-1 du Code de la Santé publique permet déjà au ministre de la Santé de prendre des décisions fortes sans prolonger l’état d’urgence. L’Assemblée nationale aurait dû pouvoir en discuter : l’état d’urgence ou l’article L3131-1 ? Ce débat n’a jamais eu lieu. Alors que Les Républicains tentent, à juste titre, de limiter l’état d’urgence à décembre, Olivier Véran fait semblant d’ignorer qu’il existe des alternatives et brandit l’article 44 (puis l’ombre du 49.3) pour museler l’Assemblée… Je voudrais aussi rappeler que la Convention citoyenne pour le Climat a travaillé pendant neuf mois – à peine plus que la période de répit que nous a laissée le virus. En très peu de temps, des citoyen·ne·s choisi·e·s au hasard ont été capables de proposer des politiques plus pertinentes que tout ce que la technostructure européenne a pu produire en trente ans sur l’écologie. Nos soignants ont fait des miracles pendant le premier confinement en réorganisant l’hôpital comme un commun. Qui les écoute ? De même, des citoyens informés auraient pu faire, en six mois, des propositions intéressantes sur les mesures à prendre pour s’adapter à la pandémie ; le Parlement aurait pu en débattre. Une bureaucratie toute-puissante ou un régime autoritaire sont moins efficaces que l’intelligence collective.


Le gouvernement liste des produits « essentiels » et interdit certaines activités (sportives, culturelles) jugées « inutiles ». Que vous inspire ce partage ?

Gaël Giraud

Le regretté anthropologue David Graeber a bien montré que la meilleure idéologie pour la bureaucratie, c’était le néolibéralisme, et réciproquement. Pourquoi ? Si vous êtes néolibéral, vous croyez que tout se résout par l’instauration d’un marché concurrentiel. Mais comme ce « marché » n’existe pas, que c’est une fiction qui émerge rarement spontanément, il va vous falloir beaucoup d’employés de bureau pour l’imposer et le faire fonctionner. Si l’économie concurrentielle était « naturelle », inscrite au plus profond de l’humain, nous n’aurions pas besoin d’une Direction générale de la Concurrence à la Commission européenne pour la faire respecter. Bref, décider de la taille des robinets comme le fait Bruxelles ou, maintenant, des activités essentielles comme le fait Paris, est d’abord une pulsion bureaucratique typique du néolibéralisme. Ici, c’est en plus une erreur grave : sacrifier la culture, c’est sacrifier l’animal politique que nous sommes ; interdire le sport, c’est favoriser les accidents cardiovasculaires et les cancers. Il y a aussi la fascination qu’exerce la Chine sur l’Elysée. Confiner sa population, la reconfiner, et déterminer ce qui relève de l’essentiel et de l’inutile n’est pas vraiment un souci quand on a comme horizon la bureaucratie chinoise et l’autoritarisme du Parti. J’ai le souvenir d’un haut fonctionnaire parisien déclarant publiquement en 2018 : « Nous sommes tous chinois ! » Certains voient dans la dictature 2.0 de Pékin la possibilité de court-circuiter la lenteur du  débat démocratique. L’urgence – sanitaire aujourd’hui et pourquoi pas écologique demain ? – est pour ceux-là une bonne occasion d’éprouver ce « modèle ». Si les contre-pouvoirs ne se mettent pas en action pour bloquer cette dérive, c’est la pente sur laquelle nous glissons.

Rony Brauman 

La notion de biens « essentiels » relève d’une conception économique et technocratique qu’on connaît bien dans l’humanitaire. La Banque mondiale en a fait un élément central de sa politique. Cette conception s’appuie sur une vision très mécaniste et sèche de la vie humaine où l’on distingue grossièrement ce qui relève du physiologique, du social et de l’affectif dans une gradation inspirée de la pyramide de Maslow. En soi, c’est déjà assez pauvre. Mais en décidant qu’un ballon est « inutile » alors qu’un tube de dentifrice est « essentiel », le pouvoir politique légitime les excès de zèle de ses forces de l’ordre : on a vu lors du premier confinement des policiers fouiller des chariots à la sortie des supermarchés. C’était dans le 9-3, pas dans les beaux quartiers… Par quelle situation sanitaire un tel abus de pouvoir peut-il être justifié ?

Le néolibéralisme que vous voyez à l’œuvre dans ce gouvernement ne devrait-il pas nous préserver de l’autoritarisme ?

Rony Brauman 

Le néolibéralisme n’a rien à voir avec le libéralisme philosophique et politique, soucieux des droits fondamentaux. C’est une idéologie économique qui s’accommode très bien de l’autoritarisme. Regardez Singapour, la Chine ou les Etats-Unis… L’adéquation est parfaite. 

Gaël Giraud

L’économiste hongrois Karl Polanyi l’a montré dès les années 1940 : le projet néolibéral – que l’on ferait mieux de nommer post-libéral car, en effet, les Chicago Boys qui conseillaient Pinochet n’ont rien à voir avec Rousseau et Kant – est celui de la privatisation du monde. Il consiste à tout transformer en marchandises échangeables, depuis le corps humain jusqu’aux ressources naturelles en passant par la culture. Or la marchandisation du lien social le détruit, et engendre une immense souffrance tout en favorisant l’émergence de clowns politiques, les fascistes hier, Trump, Salvini et Le Pen aujourd’hui, prêts à promettre n’importe quoi pour mettre fin à la souffrance. Le tout accompagné de résurgences tribales, comme l’islamisme politique dans certains quartiers, en vue de récréer les solidarités élémentaires que la concurrence marchande a dissoutes. Les post-libéraux ne sont pas tous des autocrates, mais ils peuvent le devenir si la société se cabre. Regardez la réponse faite aux « gilets jaunes ».

Vous craignez tous les deux l’érosion démocratique, mais celle-ci n’est-elle pas d’abord le fait des citoyens eux-mêmes, qui acceptent ces mesures sans les discuter ?

Gaël Giraud

Je ne crois pas les Français prêts à la servitude volontaire de La Boétie. Ce qui me frappe, c’est le quasi-unanimisme médiatique depuis quelques années. L’idée que l’on pourrait faire autrement est peu défendue. La concentration de la propriété de certains grands médias dans les mains de quelques personnes, qui pour l’instant continuent de suivre le pouvoir, appauvrit le débat public et désarme les citoyens, dont la Convention citoyenne montre pourtant qu’informés ils sont capables du meilleur. Ce qui nous guette, c’est la médiocrité du champ médiatique italien. Quarante ans de berlusconisation des médias ont laminé le débat public. Or il n’y a pas de démocratie sans un authentique espace commun de discussion.

Rony Brauman 

La « zemmourisation » du débat public, par le biais des chaînes d’info continue, nous met sur ce chemin. Notons quand même le sérieux avec lequel plusieurs médias suivent la progression et les incertitudes mouvantes du savoir scientifique dans ce domaine. Un travail difficile qu’il faut saluer. Ce deuxième confinement montre que la France n’est pas un pays ingouvernable, comme le répètent tous les gouvernements quand ils peinent à faire passer une « réforme ». Pour ma part, j’ai l’impression d’une « balkanisation des esprits », selon l’expression que l’historien Paul Veyne avait forgée pour désigner notre capacité à penser « en même temps » des choses contradictoires. Je croise des gens qui sont persuadés que la gravité du Covid est une invention, ou une exagération du pouvoir, tout en ayant peur d’attraper la maladie. Ces divisions intérieures favorisent aussi l’apathie. En ces temps anxiogènes, accueillants à l’autoritarisme, la démocratie est plus fragile et plus nécessaire que jamais. 

 

Rony Brauman

Diplômé de médecine tropicale et d’épidémiologie, Rony Brauman a été président de Médecins sans frontières (MSF) de 1982 à 1994. Il est aujourd’hui directeur d’études à la fondation de l’ONG. Son dernier livre, « Guerres humanitaires ? Mensonges et intox », conversation avec Régis Meyran, est paru aux éditions Textuel en 2018.

Gaël Giraud

Prêtre jésuite, Gaël Giraud est aussi économiste. Spécialiste en économie mathématique et des marchés financiers, il est membre du CNRS et professeur à l’université de Georgetown aux Etats-Unis. Ancien directeur exécutif de l’Agence française de Développement, il s’intéresse particulièrement aux rapports entre économie et écologie.