Refugiés rwandais à Biario, RDC.
Entretien

Dix ans après le rapport du HCDH, toujours pas de perspective juridique en RDC

Jean-Hervé Bradol
Jean-Hervé
Bradol

Médecin, diplômé de Médecine tropicale, de Médecine d'urgence et d'épidémiologie médicale. Il est parti pour la première fois en mission avec Médecins sans Frontières en 1989, entreprenant des missions longues en Ouganda, Somalie et Thaïlande. En 1994, il est entré au siège parisien comme responsable de programmes. Entre 1996 et 2000, il a été directeur de la communication, puis directeur des opérations. De mai 2000 à juin 2008, il a été président de la section française de Médecins sans Frontières. De 2000 à 2008, il a été membre du conseil d'administration de MSF USA et de MSF International. Il est l'auteur de plusieurs publications, dont "Innovations médicales en situations humanitaires" (L'Harmattan, 2009) et "Génocide et crimes de masse. L'expérience rwandaise de MSF 1982-1997" (CNRS Editions, 2016).

L'Humanité
Entretien

Il y a dix ans, le Haut-commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme publiait son rapport Mapping sur les crimes les plus graves commis en République démocratique du Congo (RDC) entre 1993 et 2003. Dans cette interview paru dans l'Humanité le 6 octobre, Jean Hervé Bradol parle de l'expérience MSF, notamment des conséquences de la fermeture des camps de réfugiés rwandais en RDC par une offensive des rebelles congolais de l’époque. 

Le contenu du rapport « Mapping » est-il conforme à l’expérience de Médecins sans frontières en République démocratique du Congo ?

La crédibilité de ce rapport vient de la qualité des gens qui ont travaillé sur sa rédaction. Globalement oui, ce qu’ils rapportent reflète notre expérience, notamment ce qui s’est passé au moment de la fermeture des camps de réfugiés rwandais en RDC par une offensive des rebelles congolais de l’époque, encadrés par l’Armée patriotique rwandaise (APR) de Paul Kagame. Nous avons suivi l’exode de ces réfugiés qui ont pour certains d’entre eux marché jusqu’au Congo-Brazzaville, soit 2 000 km, l’équivalent de la distance Paris-Varsovie. Cette marche a été émaillée de massacres, et cela nous a posé un problème car les équipes et véhicules (MSF ou Croix-Rouge) qui suivaient les réfugiés étaient repérés par l’armée rwandaise. Laquelle envoyait des tueurs pour liquider les réfugiés.

Comment qualifiez-vous les exactions commises en RDC ?

On parle de crimes de masse, à très grande échelle, mais nous laissons les autres qualifications aux juristes. Il faut savoir que le mot « génocide » a trois registres d’emploi. La définition juridique est très large, et de nombreuses persécutions peuvent être qualifiées de génocide. Ensuite, vous avez le registre historique du terme, qui est là beaucoup plus restreint, avec celui commis contre les Héréros et les Namas en Namibie au tout début du XXe siècle, les Arméniens en 1915, les juifs d’Europe pendant la Seconde Guerre mondiale et les Tutsis en 1994 au Rwanda. Après, vous avez l’emploi politique du mot génocide. Actuellement, près d’une trentaine de groupes à travers le monde s’en disent victimes pour faire avancer leur combat politique.

La fermeture des camps de réfugiés en RDC était à l’époque justifiée par la présence de génocidaires hutus. À quoi ont assisté vos équipes ?

Nous avons constaté la présence de ces génocidaires dès la constitution de ces camps, qu’ils contrôlaient largement. La section française de MSF les a d’ailleurs quittés dès le mois de décembre  1994 à cause de cela. L’armée rwandaise et les troupes de Laurent-Désiré Kabila ne se sont pas contentées d’attaquer des forces génocidaires en exil, mais s’en sont prises à l’ensemble de la population des camps, lesquels abritaient essentiellement des femmes, des enfants, des vieillards. Démographiquement, ils représentaient à peu près 75 % de la population. Et ils ont été massacrés sans le moindre discernement. Nos équipes ont assisté à la réquisition de matériel qui appartenait à MSF pour remplir des fosses communes.

Ces actes ont-ils été exécutés par des ­soldats agissant sans ordre de leur hiérarchie ?

 Non. Les soldats de l’APR sont très disciplinés et très commandés, et tout acte de désobéissance peut se payer très cher. Il s’agissait d’ordres appliqués de manière méthodique et en aucun cas des dérapages isolés.

Quels autres groupes armés ont commis des crimes de masse en RDC ?

Les premiers que nous avons dénoncés étaient les restes de l’ancien régime rwandais dont des miliciens et militaires qui avaient directement participé au génocide des Tutsis. Il y a aussi des milices locales dites « Maï-Maï », mais aussi les armées ougandaise et burundaise. Dans certains cas, l’armée congolaise a également commis des massacres directement ou par l’intermédiaire de groupes.

Comment expliquer l’indifférence de la communauté internationale face à l’ampleur de ces tueries ?

La « communauté internationale » n’existe pas vraiment. Ce sont plutôt les États qui avaient des intérêts dans cette région, qu’il s’agisse de puissances locales, régionales ou internationales et ne souhaitaient pas la création d’un mécanisme judiciaire. Il y a eu une enquête, un rapport, mais pas de tribunal. Les Européens ont laissé faire, et les États-Unis ont parfois activement couvert ces crimes. L’ambassadeur américain à Kigali au moment de l’attaque des camps de réfugiés déclarait publiquement que les réfugiés n’existaient pas, qu’ils étaient tous rentrés au Rwanda. D’une certaine manière, Washington s’occupait alors de la communication des massacreurs.