Coronavirus: MSF's mobile clinic for vulnerable groups
Entretien

« On ne reviendra pas du jour au lendemain à un fonctionnement normal »

Rony Brauman
Rony
Brauman

Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie. Engagé dans l'action humanitaire depuis 1977, il a effectué de nombreuses missions, principalement dans le contexte de déplacements de populations et de conflits armés. Président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont "Guerre humanitaires ? Mensonges et Intox" (Textuel, 2018),"La Médecine Humanitaire" (PUF, 2010), "Penser dans l'urgence" (Editions du Seuil, 2006) et "Utopies Sanitaires" (Editions Le Pommier, 2000).

Le Télégramme
Entretien

Dans cet entretien avec Le Télégramme, Rony Brauman s'exprime sur les mesures sanitaires prises pour lutter contre la propagation du Covid-19. Il prévoit une levée très progressive du confinement et le maintien des mesures barrières pour éviter les rebonds épidémiques. Concernant la saturation du système hospitalier, il recommande de mettre à contribution les cliniques et hôpitaux privés. 

Le président de la République a martelé que le pays est en guerre. Est-il vraiment « irresponsable » de lancer des débats sur l’action du gouvernement ?

Je suis convaincu qu’il y a une utilité à débattre. La sagesse et le savoir ne se concentrent pas entre les mains d’une poignée de « sachants ». Le débat est nécessaire à l’instauration de la confiance, même si des controverses peuvent l’ébranler. La meilleure réaction face aux thèses complotistes et au scepticisme reste de laisser chacun s’exprimer dans une argumentation raisonnée. Les soignants qui sont au front ne veulent d’ailleurs pas relâcher leurs protestations contre l’austérité imposée aux hôpitaux. Cette division, entre ceux qui sont dans l’action et ceux qui bavasseraient, est démagogique, trompeuse et dangereuse.

Le gouvernement a-t-il trop tardé à déclencher le confinement généralisé ?

Je comprends les difficultés à prendre des mesures aussi radicales et le gouvernement a été assez réactif. Le problème est qu’il y a eu des incohérences. Quand les informations en provenance d’Italie donnent une impression de catastrophe, le président de la République va au théâtre et serre des mains pour montrer qu’il n’y a pas lieu d’avoir peur. Au moment où le sujet du confinement monte, on refuse de reporter le premier tour des élections municipales. La mesure s’en est retrouvée décrédibilisée et affaiblie.

Y a-t-il eu un retard à commander des masques et des tests en nombre ?

Les stocks de masques n’ont pas été maintenus : c’est aussi l’héritage des gouvernements successifs qui ont démantelé les structures de réponse aux épidémies. Mais le gouvernement a commis une erreur politique et médicale en ne traitant pas la population de façon adulte. Il aurait dû expliquer qu’il travaillait à reconstituer les stocks. À la place, il a recommandé de ne pas utiliser les masques en dehors des services d’urgence et de limiter le test PCR aux cas graves. C’est une position sur laquelle l’exécutif revient dans un virage à 180°, évidemment difficile à négocier.

Comment éviter la saturation du système hospitalier ?

Il semble qu’on ait réussi à dégager un nombre de lits suffisant pour répartir les malades nécessitant des soins aigus. Même si la situation dans les Ehpad est parfois critique. Je remarque que les lits du secteur privé sont sous-utilisés au profit de transferts de patients, coûteux en personnels et en équipements. Mieux utiliser les médecins libéraux, les cliniques et hôpitaux privés est fondamental. Ils se plaignent de ne pas être suffisamment mis à contribution et dotés de moyens de protection. Il y a là un problème de réactivité qu’il faut résoudre de manière impérative.

Quels seront les enjeux de la sortie de période de confinement ?

On ne peut imaginer vivre confinés indéfiniment. On troquerait un danger contre mille autres dangers ! Le confinement sera levé d’ici à quelques semaines, de façon progressive : notre société ne reviendra pas du jour au lendemain à un fonctionnement normal. Il y aura une modification très significative des habitudes de travail, des relations sociales, de la protection individuelle. Il s’agit de gagner du temps avant de trouver un traitement efficace et un vaccin. Mais ce dernier, disponible au mieux dans un an, sera utile seulement pour la prochaine épidémie. Avant, il y aura des petits rebonds épidémiques qui nécessiteront l’adoption de mesures barrières de façon constante.

Quel est votre avis personnel sur la prescription de chloroquine ?

Didier Raoult a eu le mérite de forcer les pouvoirs publics à l’intégrer à la politique de santé. Cela restera à son crédit. Mais, en tant qu’ex-épidémiologiste, je sais que l’intuition doit être vérifiée par un dispositif expérimental et les tests dont il se réclame n’ont aucune valeur. Aujourd’hui, l’urgence en permet un « usage compassionnel », comme ce fut le cas pour le sida dans les années 80. J’y aurais recours pour moi et pour mes proches si le cas se présentait. Mais cela ne veut pas dire que la chloroquine doit faire partie des traitements habituels.

Est-ce que la solution du « backtracking », de géolocalisation et d’alerte des personnes contaminées, vous semble intéressante ?

Ces applications concernent surtout la période de sortie du confinement. On y aura inévitablement recours dans l’objectif d’un retour à l’ordinaire. Cela demandera aussi du débat. Les juristes commencent à mettre garde contre une surveillance généralisée qui peut être étendue à d’autres domaines que les épidémies. Ce fut le cas pour les lois antiterroristes qui ont installé une exception permanente.