Trapped in danger
Tribune

Pour de nombreux migrants de Libye, l’avenir reste terrifiant

Michaël Neuman
Michaël
Neuman

Directeur d'études au Crash depuis 2010, Michaël Neuman est diplômé d'Histoire contemporaine et de Relations Internationales (Université Paris-I). Il s'est engagé auprès de Médecins sans Frontières en 1999 et a alterné missions sur le terrain (Balkans, Soudan, Caucase, Afrique de l'Ouest notamment) et postes au siège (à New York ainsi qu'à Paris en tant qu'adjoint responsable de programmes). Il a également participé à des projets d'analyses politiques sur les questions d'immigration. Il a été membre des conseils d'administration des sections française et étatsunienne de 2008 à 2010. Il a codirigé "Agir à tout prix? Négociations humanitaires, l'expérience de MSF" (La Découverte, 2011) et "Secourir sans périr. La sécurité humanitaire à l'ère de la gestion des risques" (CNRS Editions, 2016).

Le Monde
Tribune

Tribune publiée le 5 mars 2020 dans Le Monde.

De retour de Libye après dix jours passés auprès des équipes de Médecins Sans Frontières, Michaël Neuman analyse le « système » d’exploitation dont sont victimes les migrants.

La saison est aux départs. Les embarcations de fortune prennent la mer à un rythme soutenu. Depuis le début de l’année, 2 300 personnes sont parvenues en Europe, plus de 2 000 ont été interceptées et ramenées en Libye par les gardes-côtes, formés et financés par les Européens. Les uns avaient dès leur départ le projet de rejoindre l’Europe, les autres ont fait ce choix après avoir échoué dans les réseaux de trafic d’êtres humains, soumis aux tortures et privations. Ils partent de Tripoli, de Khoms, de Sabratha…, villes où se mêlent conflits, intérêts tribaux, semblants d’Etat, corruption.

Dans le pays, la guerre d’attrition entre le gouvernement d’« accord national » (GAN) libyen qui règne encore sur Tripoli et une partie du littoral ouest et l’Armée nationale libyenne (ANL) du maréchal Khalifa Haftar, qui contrôle une grande partie du pays, se poursuit sur fond d’ingérences étrangères.

C’est dans ce pays en guerre que l’Union Européenne déploie sa politique de soutien aux interceptions et aux retours des migrants. Tout y passe : financement et formation des gardes-côtes libyens, délégation du sauvetage aux navires commerciaux, intimidation des bateaux de sauvetage des ONG, suspension de l’opération « Sophia ». Mais rien n’ébranle les certitudes européennes : ni les bombardements sur le port et l’aéroport de Tripoli, ni les tirs de roquettes sur des centres de détention situés à proximité d’installations militaires, pas davantage les témoignages produits sur les exécrables conditions de vie qui y prévalent, ni même les détournements de financements internationaux.

Enlèvements, détentions clandestines, tortures

Onze centres de détention sont placés sous la responsabilité des autorités libyennes. Une fois dans ces centres, les détenus ne savent jamais quand ils sortiront : certains s’en échappent, d’autres parviennent à acheter leur libération, beaucoup y pourrissent des mois voire des années. L’attente y est physiquement et psychologiquement dévastatrice. La nourriture est insuffisante ; les cellules, d’où les migrants ne sortent parfois que très peu, sont sombres, trop chaudes ou trop froides ; les journées rythmées par les cliquetis des serrures et des barreaux.

Chacun de ces centres obéit à une logique propre. L’exposition à la violence, la perméabilité aux milices, aux trafiquants, la possibilité pour les détenus de travailler et de gagner un peu d’argent varient considérablement d’un centre à l’autre. Il en va ainsi de leur accès aux organisations humanitaires. Dans ce pays fragmenté, les dynamiques et enjeux politiques locaux l’emportent. Le travail fourni par les équipes est utile, y compris en termes de réduction de la violence qui s’y exerce, mais précaire.

Les centres de détention officiels n’abritent que 2 500, 3 000 des 700 000 – dit-on – migrants présents en Libye. Et les autres alors ? Beaucoup travaillent et assument une précarité qui est le lot, à des degrés divers, de nombreux immigrés dans le monde. Mais quelques dizaines de milliers d’autres, soit par malchance, soit parce qu’ils n’ont aucun projet de vie en Libye, risquent gros : les enlèvements bien sûr, détentions clandestines, s’accompagnent de tortures et de sévices.

Certains de ces migrants, environ 45 000, sont reconnus « réfugiés ou demandeurs d’asile » par le Haut-Commissariat pour les réfugiés (UNHCR) : ils sont notamment érythréens, soudanais, somaliens. De très nombreux autres, migrants économiques dit-on, sont nigérians, maliens, guinéens, bangladeshis, etc. Ils sont plus seuls encore.

A la merci des trafiquants et des violences

Pour les premiers, un maigre espoir de relocalisation subsiste. En 2019, le HCR fut en mesure d’organiser le départ de 2 400 personnes vers le Niger et le Rwanda, où elles ont été placées quelques mois en situation d’attente avant qu’un pays, le plus souvent européen, les accepte. Ce programme de « réinstallation » cible en priorité les personnes identifiées comme vulnérables, à savoir femmes, enfants, malades. Les hommes adultes seuls – la grande majorité des Erythréens – ont peu de chance de faire partie des rares personnes sélectionnées.

Or, très lourdement endettés et craignant légitimement pour leur sécurité dans leur pays d’origine, ils ne rentreront en aucun cas, ayant perdu l’espoir que le Haut-Commissariat pour les réfugiés les fasse sortir de là. Leur seule perspective réside dans une dangereuse et improbable traversée de la Méditerranée.

Faute de lieux protégés, lorsqu’ils sont extraits des centres de détention par le HCR, ils sont envoyés en ville, à Tripoli surtout, devenant des « réfugiés urbains » bénéficiant d’un paquet d’aide minimal. Ils restent à la merci des trafiquants et des violences. D’ailleurs, certains d’entre eux préfèrent la certitude de la précarité des centres de détention à l’incertitude plus inquiétante de la résidence en milieu ouvert : c’est ainsi qu’à intervalles réguliers, nous sommes témoins de ces retours.

Le retour au pays, une défaite indépassable

En janvier, deux Erythréens ont été tués, en ville, alors qu’ils avaient pourtant et pour un temps été placés sous la protection du HCR au sein du Gathering and Departure Facility, une structure ouverte à Tripoli fin 2018 afin de faciliter l’évacuation des demandeurs d’asile vers des pays tiers. Elle n’aura pas résisté plus d’un an au conflit qui a embrasé la capitale en avril 2019 et à la proximité de milices combattantes.

Pour les seconds, non protégés par le HCR, l’horizon n’est pas plus lumineux : d’accès à l’Europe, il ne peut en être question qu’au prix, là encore, d’une dangereuse traversée. L’alternative est le retour au pays, promu et organisé par l’Organisation internationale des migrations (OIM) et vécue comme une défaite souvent indépassable. De tels retours, l’OIM en a organisé plus de 50 000 depuis 2016. En 2020, ils seront probablement environ 10 000 à saisir l’occasion d’un « départ volontaire », dont on mesure à chaque instant l’absurdité de la qualification. Au moins, ceux-là auront-ils mis leur expérience libyenne derrière eux.

Exceptionnelle en raison de l’intense violence à laquelle ils sont souvent confrontés, la situation des migrants de Libye nécessite que soient mises en œuvre des mesures de protection, en Libye d’abord, et l’évacuation ensuite. Mais où ? Et quand ? Pour les Européens, il semble urgent d’attendre. Pour de nombreux migrants de Libye, l’avenir reste terrifiant.