une voiture de Médecins Sans Frontières
Point de vue

40 ans aux côtés des superflus

Rony Brauman
Rony
Brauman

Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie. Engagé dans l'action humanitaire depuis 1977, il a effectué de nombreuses missions, principalement dans le contexte de déplacements de populations et de conflits armés. Président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont "Guerre humanitaires ? Mensonges et Intox" (Textuel, 2018),"La Médecine Humanitaire" (PUF, 2010), "Penser dans l'urgence" (Editions du Seuil, 2006) et "Utopies Sanitaires" (Editions Le Pommier, 2000).

Fondée le 20 décembre 1971 par un groupe de médecins avec le soutien du journal médical Tonus, l'association Médecins sans frontières fête ses quarante ans. Le moment est propice aux attendrissements bien sûr, mais aussi aux questionnements. Créée en France mais structurée en Europe, présente dans plus de soixante pays, récompensée en 1999 par le prix Nobel de la paix, MSF est reconnue comme une référence dans le monde de l'aide internationale. Membre de cette organisation depuis trente-trois ans, je ne suis certainement pas le mieux placé pour poser sur elle le regard distancié de l'analyste. Pour subjective qu'elle soit cependant, la position d'acteur n'est pas nécessairement celle du propagandiste. Constatons d'abord que le droit d'ingérence, auquel est rattaché le nom du plus connu des fondateurs de MSF, Bernard Kouchner, et adopté par l'ONU en 2005 sous le nom de " Responsabilité de protéger " a été mis en oeuvre par l'Otan en Libye. Pour certains fondateurs de MSF, c'est une victoire. J'ai dit dans une chronique précédente ce que je pensais de ce " néoléninisme humanitaire ", un remède causant des maux plus grands que ceux qu'il prétend guérir" Les nouveaux Lénines de l'humanitaire ", Alternatives Internationales, juin 2011.. Que des chasseurs bombardiers soient devenus des instruments de l'humanitaire contemporain, voilà un drôle de cadeau d'anniversaire pour une association qui a longtemps fait du témoignage et de la dénonciation un outil de son action. Il ne s'agit pas ici de s'en prendre exclusivement à un néo-impérialisme occidental : le Sri Lanka, par exemple, a exploité la rhétorique du sauveteur lors de l'assaut meurtrier lancé contre les dernières bases du LTTE, la guérilla indépendantiste des Tigres tamouls, il y a deux ans, le présentant comme une opération humanitaire destinée à libérer les populations civiles " otages " du mouvement. Le silence de MSF face à cette boucherie a suscité d'intenses débats au sein de l'association, le risque d'une expulsion devant être à tout prix évité pour les uns, d'autres soutenant qu'il fallait l'affronter.

Bien des questions se posent à l'examen de l'histoire d'une association qui a fait de la violence et de la souffrance la scène de son action. Comment parler de succès lorsqu'on a partie liée avec les malheurs du monde ? Il n'y a pourtant nul cynisme à considérer cette histoire sous l'angle de la réussite. L'usage opportuniste de la rhétorique humanitaire par certains, pas plus que nos propres erreurs, ne doivent masquer ce que les équipes aux prises avec la guerre, la maladie et la misère parviennent à réaliser jour après jour. L'ambiguïté de l'action humanitaire, les errements auxquels elle donne lieu ne sont pas des tares ; mais les mots qui désignent les incertitudes du monde réel. Libre grâce à son indépendance financière, MSF est en mesure de répondre de ses actions comme de ses échecs. Et elle le fait, au risque de brouiller son image en dévoilant les compromis qui sont la règle de l'actionPar exemple, dans Agir à tout prix ? Négociations humanitaires : l'expérience de Médecins sans frontières, Claire Magone et al. (dir.), La Découverte, 2011.. Pas seulement pour échapper à la fausse conscience d'une posture de sauveteur irréprochable mais surtout parce qu'elle considère que c'est la condition indispensable pour se reconnaître dans son action. De cette conviction partagée et de sa traduction en actes, il y a de quoi être fier, comme de la présence de plus de soixante nationalités de volontaires se reconnaissant dans cette exigence. Sans doute la mise en images de leur action tient-elle parfois du kitsch héroïsant, sans doute les discours de compassion relèvent-ils parfois d'un paternalisme de dominant, et MSF ne saurait s'exempter de ces critiques adressées souvent à juste titre aux ONG. Reste qu'en se tenant aux côtés des superflus, autrement dit ceux que les violences armées ou l'économie financière rejettent dans le camp des inutiles, elle rend plus difficile leur enfouissement dans l'oubli. Pour tout cela, souhaitons un bon anniversaire à MSF !

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Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « 40 ans aux côtés des superflus », 11 décembre 2011, URL : https://msf-crash.org/fr/acteurs-et-pratiques-humanitaires/40-ans-aux-cotes-des-superflus

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