En juillet 1995, une offensive des milices serbes de Bosnie entraine la chute de l’enclave de Srebrenica.
Tribune

Bosnie, les masques de l’impuissance

Rony Brauman
Rony
Brauman

Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie. Engagé dans l'action humanitaire depuis 1977, il a effectué de nombreuses missions, principalement dans le contexte de déplacements de populations et de conflits armés. Président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont "Guerre humanitaires ? Mensonges et Intox" (Textuel, 2018),"La Médecine Humanitaire" (PUF, 2010), "Penser dans l'urgence" (Editions du Seuil, 2006) et "Utopies Sanitaires" (Editions Le Pommier, 2000).

"Rendre la honte encore plus honteuse en la livrant à la publicité", c'est ce qu'après Karl Marx, et avec un objectif quelque peu différent, on est réduit à faire devant le carnage de l'ex-Yougoslavie. Les images qui nous parviennent aujourd'hui de Sarajevo et de Mostar, hier de Vukovar ou Ossijek, celles qui nous arriveront demain du Kosovo ne semblent pourtant pas suffisantes pour sortir l'Europe de l'état de somnambulisme dans lequel elle paraît être plongée. Tout occupés à réévaluer nos montants compensatoires et à calibrer nos boulons, en nous serinant sur l'air des lampions que la guerre est désormais impossible sur le vieux continent, les eurostratèges invoquent les ruines du passé et l'économie de l'avenir comme pour mieux évacuer le présent.

Le présent, c'est cette entreprise de "purification ethnique" - pour reprendre les termes des miliciens serbes - à l'œuvre dans les villes et villages de Bosnie Herzégovine, ce sont les convois humanitaires et les marchés délibérément bombardés, les massacres de civils. Le présent, ce sont le conflit le plus intense et le plus long, l'exode le plus massif que l'Europe ait connus depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. C'est le siège d'une ville de 400.000 habitants sur laquelle s'abat depuis des semaines un obus toutes les trois secondes, c'est le pilonnage des hôpitaux, ce sont des observateurs européens désarmés, devenus eux-mêmes cibles de ce jeu de massacre. Le présent, enfin, c'est le bilan de faillite de l'aide humanitaire: une faillite qui ne doit rien aux acteurs de cette aide - le nombre de victimes parmi eux atteste suffisamment de leur engagement - ni à l'absence de moyens - le public, les Etats, la CEE ne mesurant pas leur générosité. Cette faillite, chacun doit en être conscient, est le résultat de l'acharnement impitoyable des milices serbes qui opèrent en toute impunité, équipées, entraînées, informées par l'armée "fédérale yougoslave". Et si la condamnation ouverte de cette furie ethnique honore les nombreux Serbes qui se sont dressés contre elle, la mollesse des réactions européennes, compréhensible aux premiers temps du conflit, est aujourd'hui consternante. Ce sont tout à la fois le constat de cette faillite et la volonté de secouer cette torpeur qui incitent le signataire de ces lignes à quitter la blouse blanche du médecin pour reprendre l'habit du citoyen.

Depuis le début de cette guerre, les diverses mesures d'embargo qui mêlent indistinctement agresseurs et agressés, victimes et bourreaux, sont prises parallèlement aux décisions d'envois de secours humanitaires, nouvelle façon de renvoyer dos à dos les uns et les autres, tous victimes d'un sanglant face-à-face entre tribus haineuses. Semaine après semaine, alors que les charniers se remplissent à nos portes et que la guerre se déplace, on déplore pieusement ces effroyables violences et l'on rappelle ses ambassadeurs pour passer rapidement à de plus sérieuses occupations. "Quelle horreur!", s'écrie-t-on distraitement comme une moderne madame Verdurin, devant le bombardement des hôpitaux de Zadar ou de Sarajevo. Mais ce n'est pas l'aumône de quelques médicaments - qui de toutes façons sont bloqués depuis des semaines - qu'attendent de nous les Bosniaques et les Croates. L'aide humanitaire, triste constat, n'est ici que le masque de l'impuissance, l'habillage de la démission, quelque soit par ailleurs le courage de ses acteurs, sauf à ramener l'éthique à une esthétique de la performance physique. Et les ronflantes déclarations sur un "droit d'ingérence" à venir ne servent qu'à dissimuler un formidable recul, bien présent celui-ci, de la responsabilité politique: si, à l'évidence, l'Europe n'a pas la possibilité de mettre un terme à la guerre civile au Sri-Lanka ou en Somalie, elle est moralement et pratiquement en demeure de se donner les moyens -tous les moyens- de desserrer l'étau meurtrier dans lequel se trouve prise la Bosnie.

Comment éviter de faire le rapprochement avec le déploiement, il y a un an, de l'extraordinaire armada constituée pour voler, paraît-il, au secours du droit dans le Golfe. De la victoire des alliés était né, nous a-t-on expliqué, un "Nouvel Ordre International". Plus rien ne serait comme avant, on ne massacrerait plus à l'ombre des frontières. Et si nous étions quelques uns à afficher un franc scepticisme devant une vision si benoîte du monde, nous n'attendions pas une aussi prompte et cinglante confirmation de nos doutes.

Mais au-delà de la volonté chimérique d'installer la morale dans le fauteuil de la politique, comment ignorer que ce qui se dessine en ce moment dans l'ex-Yougoslavie, c'est aussi la ligne de partage entre l'acceptable et l'intolérable dans l'ensemble des sociétés postcommunistes? Assoupis sur les lauriers qu'ils se sont eux-mêmes tressés, les dirigeants européens promettent à leur jeunesse un avenir de libre circulation et de monnaie unique. Cela n'a rien de dérisoire. Mais il leur sera difficile de continuer à proclamer l'Europe pôle universel de la solidarité et des droits de l'homme en laissant se perpétrer à leur porte cet invraisemblable massacre.

Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « Bosnie, les masques de l’impuissance », 1 février 1992, URL : https://msf-crash.org/fr/guerre-et-humanitaire/bosnie-les-masques-de-limpuissance

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