Un garçon et des femmes dans le camp de Dagahaley, à Dadaab au Kenya
Tribune

Somalie, l’aide est possible

Rony Brauman
Rony
Brauman

Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie. Engagé dans l'action humanitaire depuis 1977, il a effectué de nombreuses missions, principalement dans le contexte de déplacements de populations et de conflits armés. Président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont "Guerre humanitaires ? Mensonges et Intox" (Textuel, 2018),"La Médecine Humanitaire" (PUF, 2010), "Penser dans l'urgence" (Editions du Seuil, 2006) et "Utopies Sanitaires" (Editions Le Pommier, 2000).

La Somalie n'est plus aujourd'hui une tragédie oubliée. Dix-huit mois après le début de la guerre civile, 8 mois après l'apparition des signes avant-coureurs de la famine qui allait suivre, le mur de silence et d'oubli qu'avec le CICR nous essayions d'entamer depuis des mois, s'est enfin écroulé. La mobilisation et l'aide internationales, encore insuffisantes, sont maintenant et depuis quelques semaines bien réelles et visibles sur le terrain. Et pourtant, on peut avoir le sentiment que rien n'a vraiment changé: la mortalité reste effroyable (230 morts par jour en moyenne depuis des semaines dans la ville de Baïdobha), la violence ne semble pas reculer et les images que nous en rapportent les journalistes restent désespérément identiques à elles-mêmes. Est-ce à dire que les pillages et le racket réduisent cet effort à néant? Que sans une protection internationale assurée par des Casques Bleus, l'aide ne ferait qu'engraisser une poignée de "seigneurs de la guerre" et ne parviendrait qu'en infime quantité à ses destinataires?

Non, nous ne le croyons pas. En réalité, l'aide commence à produire des effets réels, mais encore peu visibles pour des raisons qu'il importe de comprendre: d'une part, les bénéfices de l'arrivée de nourriture et de la mise en place de centres de nutrition ne peuvent être immédiats, compte tenu de la gravité de l'état de la population: les plus gravement dénutris - ceux qui ont perdu plus d'un tiers de leur poids - meurent en grand nombre malgré la reprise de l'alimentation, et les autres mettent entre 4 et 8 semaines pour récupérer une apparence "normale" dans les centres spécialisés. D'autre part l'arrivée de secours entraîne systématiquement des concentrations importantes de population sinistrée: ceux qui sont améliorés - et ils sont nombreux! - sont donc en permanence remplacés par de nouveaux qui se trouvent dans le même état de détresse physiologique que leurs prédécesseurs au début, donnant l'impression d'un éternel recommencement. Enfin, dans le chaos inévitable de la mise en route de l'aide, des épidémies - rougeole et typhoïde en particulier- peuvent se développer à bas bruit pendant les quelques semaines nécessaires à la mise en œuvre effective des mesures médico-sanitaires (soins médicaux, vaccination, approvisionnement en eau potable, évacuation des déchets).

De plus, lorsque la situation est "visiblement" transformée, elle sort - par définition - du champ de la caméra dont l'objectif pointera toujours vers l'enfant décharné, ignorant le gamin aux joues rebondies sauvé in extremis quelques semaines auparavant. La région de Merka, par exemple, offrait au mois de juin le même spectacle de désolation que Baïdobha. Aujourd'hui transformée, témoin de l'efficacité de l'aide, elle est généralement ignorée, comme le sera vraisemblablement Baïdobha dans quelques semaines.

L'aide est possible donc, en dépit de la violence et de l'anarchie, au prix de risques réels et de pertes matérielles que l'on peut estimer à 20% de la nourriture, volée par des clans ou des bandes armées. Une protection internationale coûtera entre cinq et dix fois plus cher que ces 20% là sans être en mesure d'assurer un bouclier totalement efficace. C'est pourquoi les priorités, sur le plan humanitaire, sont: 1./ l'augmentation de la quantité globale de nourriture pour atteindre des arrivages mensuels de 70.000 tonnes. 2./ le doublement des points d'arrivée aériens dans le pays. 3./ l'utilisation de moyens et de réseaux locaux pour assurer une meilleure diffusion de la nourriture dans les zones reculées du pays. Ces deux derniers points auront pour effet immédiat de diminuer les concentrations, sources de dangers de toutes sortes et de revitaliser quelque peu une société exsangue, l'ensemble faisant baisser la valeur stratégique de la nourriture, donc son prix et les violences qui y sont liées.

L'ONU, dont le rôle est fondamental dans la recherche et la négociation d'une solution politique à ce conflit, peut-elle améliorer la sécurité de l'aide humanitaire en Somalie? Sans doute, dès lors qu'un accord des forces en présence existe pour rendre sa tâche possible. Dans le cas contraire, les "Gardes Bleus" risqueraient, à leur corps défendant, de susciter de nouvelles violences au lieu de les apaiser. Comment imaginer, dans un contexte d'extrême tension et de telle désagrégation sociale, qu'une action de police soit possible sans connaissance de la langue, du terrain, des acteurs, des clivages? L'ONU peut et doit aider à la constitution d'une police locale, mais ne peut se substituer à elle. Aujourd'hui en Somalie, l'enjeu est de sauver tous ceux qui peuvent l'être par une aide alimentaire et médicale accrue, et de contribuer à bâtir une vie politique que la longue dictature de Syad Barre a anéantie. Il n'existe malheureusement pas, dans ce domaine, de solution clés en mains mais un programme d'action que les organisations humanitaires et l'ONU continueront de développer, à condition que la communauté internationale leur conserve son soutien.

Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « Somalie, l’aide est possible », 2 septembre 1992, URL : https://msf-crash.org/fr/guerre-et-humanitaire/somalie-laide-est-possible

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