Une équipe médicale MSF à Malakal au Soudan du Sud
Point de vue

Norman Bethune, le précurseur ?

Rony Brauman
Rony
Brauman

Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie. Engagé dans l'action humanitaire depuis 1977, il a effectué de nombreuses missions, principalement dans le contexte de déplacements de populations et de conflits armés. Président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont "Guerre humanitaires ? Mensonges et Intox" (Textuel, 2018),"La Médecine Humanitaire" (PUF, 2010), "Penser dans l'urgence" (Editions du Seuil, 2006) et "Utopies Sanitaires" (Editions Le Pommier, 2000).

Médecin des pauvres au Canada, chirurgien révolté que son ardeur subversive et dogmatique a conduit jusqu'en Chine, Norman Bethune invente dans les années 30, celles de la Longue Marche et des premiers maquis révolutionnaires organisés, une nouvelle forme de pratique médicale. Une médecine à faibles moyens, dans un environnement de violence et d'exode, qui fait de ce brillant praticien un lointain parrain de Médecins Sans Frontières, aux côtés d'Henry Dunant, fondateur de la Croix-Rouge, d'Albert Schweitzer et de ces médecins militaires des "Grandes endémies" qui inventèrent, eux, la santé publique en brousse.

Il y a en effet du Norman Bethune dans chaque Médecins Sans Frontières, ou du moins dans cette part de rêve qui inspire tout engagement: rêve de sainteté laïque, d'engagement total dans le grand combat contre l'injustice. Mais aussi -et cela n'est pas contradictoire- dans la quête narcissique d'un Idéal du Moi, le plaisir équivoque du renoncement, la recherche de vastes horizons. Et peut-être, pour le meilleur et pour le pire, dans cette transformation d'un métier en une véritable cause, repérable à cette profession de foi généreuse et dérisoire: "je suis communiste parce que les Russes ont réussi à éliminer la tuberculose."

A une époque, qui semble aujourd'hui celle de la diligence, il existait à Paris une librairie Norman Bethune. On y diffusait, curieusement imprimées sur une sorte de papier bible, les œuvres révolutionnaires du Président Mao et de ses compagnons ainsi que des portraits édifiants du "camarade Bethune". C'étaient les années 70, celles du "tout-politique", où la ligne de partage entre le Bien et le Mal se confondait avec celle qui séparait la société sans classe dont nous rêvions du monde d'exploitation où nous vivions. L'utopie gouvernait nos imaginations, faisant de toute entreprise "politiquement juste" une action "moralement bonne", interdisant de comprendre avec Aron que l'adoration d'un pouvoir -même s'il prétendait incarner la vertu- menait droit à la tyrannie. La politique contenait la morale, ou plutôt lui donnait son contenu. Plus encore que notre camarade, Norman Bethune était notre compagnon.

Il ne l'est plus, même si ses indignations restent les nôtres et conduisent à des gestes semblables, même si le refus de la fatalité du malheur nous mène encore sur ces terrains où se joue, dans la violence, le destin des hommes. Car ce n'est plus l'espoir d'une justice totale qui anime les volontaires de l'humanitaire, mais la volonté de réduire, si peu que ce soit, l'injustice. Ce n'est plus l'idée d'un monde d'où seraient bannis le mal et la violence qui les inspire, mais le sentiment profond qu'au-delà des éphémères justifications de l'oppression, il est de notre devoir d'en atténuer les conséquences.

"La Chine et le monde pour lequel nous combattons connaîtront la paix et la justice. Le monde sera libéré de la faim, de la tyrannie, de la haine, des privilèges usurpés et de l'usage arrogant du pouvoir. Il sera enfin libéré des bandes en uniforme qui frappent, décapitent et tuent les civils sans défense." Cette profession de foi, qui se voulait prophétie, aurait-elle amené Norman Bethune aux côtés des insurgés de la place Tien An Men? Ce n'est pas impossible, tant le révolté semble chez lui l'emporter sur tout le reste. Et peut-être se trouverait-il aujourd'hui, avec d'autres Médecins Sans Frontières, en Somalie ou au Sri-lanka, sur des terrains oubliés de tous, à panser des plaies en s'interrogeant sur les caprices meurtriers de l'Histoire et l'éternelle folie des hommes. Mais il regretterait sans doute, et nous avec lui, que la politique se réduise désormais à une gestion si minimaliste des intérêts locaux et quotidiens qu'elle en devient invisible, laissant presque exclusivement à l'humanitaire le soin d'envoyer des signaux de présence.

Au fond, Norman Bethune a sans aucun doute aujourd'hui des filleuls déterminés, mais, pour le meilleur et pour le pire, il est décidément privé d'héritiers.

Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « Norman Bethune, le précurseur ? », 1 janvier 1992, URL : https://msf-crash.org/fr/medecine-et-sante-publique/norman-bethune-le-precurseur

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