Réfugiés éthiopiens en déplacement
Analyse

Les dilemmes de l’action humanitaire dans les camps de réfugiés et les transferts de population

Rony Brauman
Rony
Brauman

Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie. Engagé dans l'action humanitaire depuis 1977, il a effectué de nombreuses missions, principalement dans le contexte de déplacements de populations et de conflits armés. Président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont "Guerre humanitaires ? Mensonges et Intox" (Textuel, 2018),"La Médecine Humanitaire" (PUF, 2010), "Penser dans l'urgence" (Editions du Seuil, 2006) et "Utopies Sanitaires" (Editions Le Pommier, 2000).

J’ai été le président de Médecins Sans Frontières (France) de 1982 à 1994. Cette réflexion est fondée sur mon expérience acquise au sein de MSF, mais il s’agit d’une analyse personnelle, et non institutionnelle.

C’est au cours de la décennie 70, dans les conflits de post-décolonisation, qu’est apparue la deuxième génération du mouvement humanitaire. La multiplication des foyers de violence et des mouvements de populations qui en étaient la conséquence directe fut certainement le déclencheur de cet essor, amplifié et accéléré par l’existence de la télévision qui devenait le média dominant au cours de cette même période. Fuyant pour préserver leur vie ou échapper à l’oppression, des milliers de civils se retrouvaient parqués dans des camps, dépendants d’une aide internationale qui parvenait peu à peu à s’organiser sur ces nouveaux terrains. Entre 1976 et 1982, le nombre de réfugiés enregistrés par le H.C.R. passait de trois à onze millions, quasi-exclusivement originaires du tiers monde et, à l’exception des “Boat People ” vietnamiens, tous abrités par des pays du tiers monde. La situation semblait claire : d’un côté la violence et l’arbitraire, de l’autre la détresse des populations civiles, innocentes victimes des prédateurs.. Commençant à s’aventurer dans les maquis et à se déployer dans les camps, les volontaires des ONG eurent quelque temps la conviction de se trouver dans un univers simple, partagé par une ligne séparant le Bien et le Mal, le monde de la solidarité et celui de la violence.

Il ne fallut pas longtemps avant que cette pieuse représentation ne commence à se troubler. Cela se passa à la frontière du Cambodge, lorsque se constitua un long chapelet de camps de réfugiés à la suite de l’entrée victorieuse des troupes vietnamiennes à Phnom Penh en janvier 1979. Les troupes khmères rouges en déroute avaient emmené à leur suite des dizaines de milliers de civils, utilisés comme main d’œuvre servile et comme bouclier de défense. Après des mois d’errance dans les régions forestières et montagneuses de l’ouest du pays, décimés par la famine et les épidémies, ils avaient pu traverser la frontière et trouver refuge en Thaïlande. Très vite, d’autres Cambodgiens trouvèrent le chemin de l’exil, fuyant à la fois le communisme et l’occupation étrangère.

En peu de temps, les différents camps de frontière contrôlés par l’armée thaïlandaise devinrent le lieu de tous les trafics entre Thaïlande et Cambodge, mais aussi les bases politiques et militaires où s’organisait la contre-offensive anti-vietnamienne : nationalistes, communistes et sihanoukistes disposèrent rapidement de véritables sanctuaires où les combattants étaient recrutés et entraînés. L’économie civile prospérait également puisque l’on venait de l’ensemble du Cambodge acheter des biens de consommation, introuvables dans ce pays dévasté par les Khmers rouges et pillé par les Vietnamiens.

Chacune des factions politiques opposées aux Vietnamiens disposait de ses propres camps, qu’elle contrôlait plus ou moins étroitement, avec l’appui des autorités thaïlandaises. La marge de liberté était réelle dans les camps du Front de libération nationale du peuple khmer ( FNLPK ), tandis que le contrôle était plus serré dans ceux des Sihanoukistes Les camps khmers rouges, installés à la partie sud de la frontière khméro-thaïlandaise, étaient étroitement encadrés par l’appareil politique de Pol Pot.

Souvenons-nous qu’à cette époque, et jusqu’en 1989, le gouvernement légal du Cambodge était celui des Khmers rouges, élargi par la suite aux autres composantes de la résistance anti- vietnamienne. Ce qui entraînait une situation unique dans l’Histoire, où le pays légal se trouvait dans un camp de réfugiés, tandis que le pays “ réel ” n’avait pas de représentation internationale. À l’exception de l’URSS et de ses satellites et alliés, personne n’avait reconnu le nouveau régime de Phnom Penh, arrivé au pouvoir dans les fourgons de l’armée vietnamienne et dont l’essentiel des liens avec le reste du monde passait en fait par les canaux de l’aide internationale.

Une fois passée la phase initiale, où les impératifs de l’urgence vitale l’emportaient sur toute autre considération, les dilemmes et contradictions commencèrent à apparaître. Les organisations humanitaires, dont beaucoup étaient jeunes et dépourvues de toute expérience politique, étaient en effet confrontées à une situation dans laquelle l’aide se trouvait au centre d’un jeu politique complexe. Fallait-il rester dans les camps, ce qui impliquait de former des ” médics “ ( auxiliaires médicaux ), en sachant que nombre d’entre eux iraient combattre dans les rangs anti-vietnamiens et qu’il faudrait tolérer les vols et détournements parfois massifs de médicaments, couverts par l’administration khmère des camps ? Fallait-il accepter de travailler dans les camps contrôlés par les Khmers rouges, sachant qu’il s’agissait de vitrines présentables cachant des comportements qui n’avaient nullement changé depuis leur défaite ? Certaines ONG, considérant ces derniers camps ( tel celui de Site K ) comme des camps de réfugiés ordinaires, avaient décidé de s’y installer. D’autres, dont MSF, refusaient tout contact avec les Khmers rouges, mais s’aperçurent vite que des transferts de toutes sortes entre les différents camps s’effectuaient en permanence, y compris naturellement en ce qui concerne les “ biens humanitaires ” tels que nourriture et médicaments. D’autres encore estimaient que l’aide au peuple cambodgien passait nécessairement par la restauration de relations normales avec la Communauté internationale, indispensable à la réhabilitation de ce pays meurtri. Sur cette base, elles plaidaient pour la reconnaissance du gouvernement de Phnom Penh comme seul représentant du Cambodge et refusaient toute présence dans les camps de frontière. Très logiquement, elles prolongeaient leur action de terrain par une campagne auprès des médias et des institutions internationales, expliquant que rien de significatif ne serait accompli, tant que subsisterait cet abcès purulent des camps de frontières sur-assistés et que le pouvoir réel du Cambodge serait maintenu au ban des nations.

Ce conflit passait aussi bien entre les différentes ONG qu’en leur sein même, provoquant de houleux débats internes. Perdant de son acuité à mesure que le temps passait, il ne trouva sa résolution qu’avec la disparition des camps de frontière, lorsqu’en 1992 le H.C.R. organisa le rapatriement des réfugiés au Cambodge dans le cadre des accords de Paris - Djakarta. MSF fut de ceux qui défendirent âprement la nécessité de rester malgré tout dans les camps de frontière ( Kao A Dang et Site II notamment ) tout en refusant d’intervenir dans les camps Khmers rouges. Nous estimions que l’idéologie des Khmers rouges excluait la possibilité d’instituer un quelconque espace d’humanité et d’apporter une aide digne de ce nom à ceux qui en avaient besoin. Toute action menée sous leur autorité ne pouvait être, à nos yeux, que faux-semblant et trompe-l’œil destinés à améliorer leur image extérieure tout en renforçant les capacités de contrôle de l’Angkar sur leur propre population. Insatisfaisantes, les conditions de travail dans les autres camps nous paraissaient néanmoins rester dans les limites de l’acceptable. De plus, une première mission a Phnom Penh, réalisée en été 1979, nous avait convaincus que l’aide ne parvenait pas à la population, mais passait directement sous le contrôle des autorités vietnamiennes. Les détournements massifs que la presse rapporta par la suite nous amenèrent à prendre bruyamment position contre le régime : MSF organisa en février 1980, notamment avec les Français d’AICF ( Action internationale contre la faim ) et les Américains d’IRC ( International Rescue Committee ), une “ Marche pour la survie du Cambodge ” à la frontière khméro- thaïlandaise, qui nous ferma les portes du pays pour de longues années.

On voit ici que MSF, comme les défenseurs du régime de Phnom Penh, puisait avant tout dans le répertoire politique pour justifier sa position. La référence aux principes humanitaires nous paraissait impuissante à restituer l’essentiel, c’est-à-dire la signification symbolique de l’aide humanitaire dans un contexte aussi politiquement chargé. Nous portions, en d’autres termes, un jugement sur les différentes parties à ce conflit pour choisir celle auprès de qui nous accepterions de travailler et celles ( gouvernement de Phnom Penh jusqu’en 1988 et Khmers rouges jusqu’à ce jour ) avec qui nous refusions de coopérer.

Si peu satisfaisante que soit une telle position pour un organisme humanitaire, notre conviction était - et demeure - qu’en de telles circonstances où les enjeux politiques étaient omniprésents, mieux valait assumer activement une position politique, que de l’endosser par défaut. Autrement dit, nous préférions nous situer nous-mêmes dans notre relation aux différents pouvoirs de la région : puisqu’il fallait bien dîner avec le diable, nous choisissions de nous asseoir avec celui qui nous permettait d’utiliser la cuiller la plus longue… Le choix n’était donc pas entre une attitude politique et une attitude neutre, mais entre deux attitudes politiques, une active et une par défaut. Neutres ou partisans, humanitaires ou politiques, au moins était-il possible d’agir, de faire valoir concrètement ses principes dans une présence et un travail utiles aux réfugiés. Avec la famine d’Éthiopie et les transferts de populations, c’est un problème d’une tout autre ampleur qui se posa au mouvement humanitaire, celui du retournement de l’aide contre ceux-là mêmes à qui elle était destinée, avec le concours - passif, certes, mais essentiel - des ONG de terrain. L’importance de cet épisode de l’histoire de l’action humanitaire justifie que l’on y consacre une place étendue dans le cadre de ce chapitre.

Rappelons les grandes lignes du contexte : en 1983 - 84, la sécheresse frappe l’ensemble de la bande sahélienne, de la Mauritanie au Soudan. Des poches de disette, voire de véritables famines, apparaissent dans les pays affectés, qui lancent des appels internationaux à l’aide. Atteinte comme les autres, l’Éthiopie ne réagit pas, bien que des informations alarmantes commencent à parvenir, via les mouvements d’opposition armée du Tigray et de l’Érythrée. Début 1984, pourtant, le Commissaire aux Secours, chef de la RRCRelief and Réhabilitation Commission, mise en place à la suite de la famine de 1974 et qui comptait 17000 fonctionnaires, dont beaucoup accomplirent, sur le terrain, un remarquable travail. Du moins tant qu’on les y autorisa., demande une aide alimentaire d’urgence lors d’une réunion de la F.A.O. Cette demande reste quasiment sans suite en raison du refus du gouvernement éthiopien de laisser une délégation se rendre sur place pour une mission d’évaluation. Le gouvernement d’Addis ne veut pas reconnaître l’existence d’une famine, qui ternirait le lustre des célébrations du Xème anniversaire du renversement du Négus. Ainsi, lors de la tenue à Addis-Abeba en Juin 1984 du Conseil Mondial de l'Alimentation, le Colonel Menguistu prononce une longue allocution inaugurale où l'on ne trouve qu'une brève allusion à la situation particulière de son pays: « L’Éthiopie souffre actuellement de la grave sécheresse qui frappe la plupart des pays africains et la situation continue de se détériorer. Le gouvernement révolutionnaire a pris des mesures concrètes et immédiates pour réhabiliter les victimes d'une sécheresse résultant de conditions climatiques globales anormales ».

Sinistre paradoxe pour qui se souvient que c’est précisément la négligence criminelle d’Haïlé Sélassié qui était à l’origine de la terrible famine de 73, qui avait tué 200.000 personnes. Ce n’est qu’après les ruineuses festivités de cette commémoration que fut diffusé le reportage “ Seeds of despair ”, qui bouleversa le monde et déclencha une exceptionnelle mobilisation humanitaire. Le Colonel Menguistu ne pouvait certainement pas prévoir l’ampleur du mouvement de solidarité et, compte tenu de son passé, il est probable qu’il fut surpris d’être exonéré de toute responsabilité, comme si la famine qui décimait son peuple n’avait aucun rapport avec sa politique. Mieux encore, bien loin de faite preuve du moindre regret devant une telle accumulation de souffrances, la junte éthiopienne s’en prit à la Communauté internationale, accusée de n’avoir pas répondu aux appels désespérés d’Addis, alors qu’aucun journaliste ni mission indépendante d’évaluation n’avait été autorisé à se rendre sur place jusqu’alors.

Le ton était donné. Cette catastrophe devenait un instrument de propagande et de transaction avec la Communauté internationale : transaction parce que les victimes, otages de leur gouvernement, allaient devenir une précieuse ressource financière en monnaie forte. Propagande, parce que la famine était présentée comme le résultat de la conjonction d’une catastrophe naturelle - déficit de pluie - et du cynisme des nantis et puissants de ce monde, indifférents à la souffrance du peuple éthiopien. Le plus surprenant est que personne ne se donna la peine de contester cette version, alors que la réalité était évidemment tout autre. La sécheresse avait sa part non négligeable dans le déclenchement de la disette, mais l’ampleur cataclysmique de la famine était due à des raisons bien humaines : la collectivisation des terres, la nationalisation de la production agricole et de sa commercialisation, les systèmes de taxation les plus fous, d’une part. D’autre part la guerre et la répression dans le nord du pays - précisément la région de famine - avec les destructions de récolte, les saisies de bétail, le recrutement forcé dans l’armée. Enfin le cloisonnement bureaucratique du pays, qui empêchait que les régions excédentaires - il y en avait - puissent approvisionner les régions déficitaires. Ces raisons expliquent qu’en dépit d’un déficit pluviométrique modéré, qui n’excédait pas 20% par rapport à la moyenne des années précédentes, les conséquences aient été tragiques dans cette société artificiellement et délibérément fragilisée.

Il fallut beaucoup de temps pour que cette réalité politique finisse par être perçue. Non pas à cause du secret qui l’entourait, mais parce que personne ne souhaitait vraiment la prendre en compte. Le spectacle de la souffrance reléguait à l’arrière-plan les causes de la souffrance, et l’approche humanitaire interdisait de s’interroger sur celles-ci. L’impérieuse nécessité du sauvetage d’urgence éclipsait toute autre considération, ce qui est compréhensible du point de vue des ONG, mais soulève de lourdes questions sur le sens et les limites de leur action. Car ce qui était en jeu en Éthiopie à ce moment, c’était la “ construction de la première société africaine authentiquement communiste ”, la réalisation de l’” Homme nouveau ”, comme on pouvait le lire dans les discours officiels en Amharique ( traduits par la BBC, donc accessibles à tous ). Pour ce projet grandiose, aucune faiblesse ne serait admise de la part des cadres, répétait à l’envi le colonel Menguistu dans ses interminables discours.

Et de fait, cette chirurgie sociale fut effectuée sans faiblesse. Dès le mois de janvier 1985, les transferts de populations commençaient. Les équipes éthiopiennes de la RRC, avec qui les ONG étrangères travaillaient en bonne intelligence, étaient mises à l’écart et l’ensemble du dispositif d’aide passait sous l’autorité du Parti des Travailleurs constitué trois mois plus tôt, lors du Xème anniversaire de la Révolution. Concrètement, cela signifiait que la distribution de l’aide était conditionnée au départ “ volontaire ” vers les “ nouvelles zones économiques ” du sud du pays. Des équipes de propagande parcouraient les camps de secours pour vanter les mérites de ces nouvelles terres à conquérir, mais leurs capacités de persuasion étaient visiblement limitées. Car c’est par le chantage et la violence que les nouveaux “ pionniers ” étaient envoyés dans le sud.

Nul parmi les ONG ne comprit, dans les premiers temps, ce qui se passait. Les volontaires voyaient la milice arriver au lever du soleil, encercler une partie du camp et rafler tous ceux qu’elle pouvait embarquer dans ses camions ( des camions parfois “ empruntés ” aux ONG ). Ils étaient témoins de ces scènes insupportables de mères tentant de récupérer leurs enfants, de familles séparées à coups de bâtons, d’hommes embarqués à la pointe de la mitraillette pour des destinations inconnues. À Korem, le principal camp où travaillait MSF les membres de l’organisation assistaient au chantage exercé par le nouveau responsable du Parti contre la population sinistrée : confisquant les couvertures et une partie des stocks de nourriture, il n’autorisait les distributions qu’à ceux qui se portaient “ volontaires ” pour un départ vers le sud. Étant donnée la faiblesse physique de ces survivants et le froid très vif de ces hauts plateaux battus par les vents, ces conditions signifiaient un chantage à mort exercé contre l’ensemble de la population. En raison du relief et du régime des vents, les zones touchées par la sécheresse étaient bien circonscrites et pouvaient voisiner avec d’autres zones où les récoltes étaient normales, pour peu qu’elles aient échappé à l’acharnement des collecteurs d’impôts et aux autres formes de prédation dont nous avons parlé. Des témoignages divers, en provenance des ONG et du PAM ( Programme Alimentaire Mondial ), attestaient de l’existence de “ villages fantômes ”, entièrement vidés de leur population, et de récoltes pourrissant sur pied : tous les habitants avaient été raflés et envoyés dans les zones de réinstallation.

Des centres de regroupement et de transit - comme celui de Dessié qui abrita jusqu’à 10.000 personnes - avaient été installés par le gouvernement. Les conditions de vie y étaient celles d’un camp de concentration, la faim et les épidémies y faisaient des ravages. En somme, au moment où tous les moyens et les énergies étaient rassemblés pour lutter contre une famine en train de se résorber, des dizaines de milliers d’Éthiopiens mouraient de la politique de leur gouvernement. Tout cela parvenait par fragments aux yeux et aux oreilles des volontaires des ONG, qui ne parvenaient pas à comprendre le sens global de ces exactions. S’agissait-il d’abus de pouvoir commis par des fonctionnaires zélés et sadiques, ou d’une stratégie de terreur, dont nul ne comprenait les raisons ? De plus, alors que nombre d’ONG, à l’unisson avec l’ONU, parlaient de “ success story ” pour qualifier l’opération de secours en Éthiopie, soulignant les mesures gouvernementales courageuses et la détermination efficace des autorités, des Éthiopiens fuyaient par dizaines de milliers vers le Soudan et la Somalie voisins, où ils venaient s’échouer sur une terre hostile pour échapper au paradis humanitaire qu’on leur avait promis. Bien peu nombreux furent ceux qui songèrent à s’interroger sur les raisons de cet exode.

La presse commençant à se faire l’écho de ces déplacements forcés, les principaux bailleurs de fonds ( CEE et USA ) se déclarèrent réservés, voire hostiles, à cette opération et indiquèrent que leur aide ne devait pas être utilisée pour les déplacements de populations ni dans les zones de réinstallation. Ces déclarations eurent le mérite d’exister, mais restèrent sans vraies conséquences sur le déroulement de ces transferts et le déploiement de l’aide. Car sur le terrain, les positions des ONG, de l’ONU et des principales ambassades concernées étaient beaucoup plus complaisantes vis-à-vis du pouvoir. Comme au Cambodge, certains se faisaient les avocats du gouvernement pour des raisons essentiellement idéologiques, en tant que “ compagnons de route ” du communisme. Ce furent les seuls à camper sur une position intellectuellement cohérente, puisqu’à leurs yeux des lendemains radieux devaient succéder à ces jours sombres, la dureté des temps étant le reflet d’un ordre mondial violent et injuste. Ce discours, déjà minoritaire à l’époque, s’est effondré avec le mur de Berlin et n’est évoqué ici que pour mémoire.

Plus intéressant, car d’une brûlante actualité, est le discours “ victimaire ”, c’est-à-dire la rhétorique de la souffrance et de son soulagement, interminable métaphore du sauvetage qui disqualifie mécaniquement par avance toute interrogation critique : comment, en effet, pourrait-on mettre en question sa propre position, lorsqu’elle est identifiée à la préservation de la vie des innocents ?

La question des transferts forcés de populations divisait les organisations humanitaires entre ceux qui approuvaient le programme et les autres, qui ne savaient qu’en penser ou le critiquaient en leur for intérieur tout en estimant qu’ils n’étaient pas concernés. Mais ces débats internes demeuraient sans conséquences, car tous expliquaient qu’il s’agissait d’un processus se déroulant en dehors d’eux et de leur action. Leur responsabilité n’était donc nullement engagée à leurs propres yeux.

On peut s’étonner, après ce qui a été dit des conditions dans lesquelles étaient réalisés les transferts de populations, que des humanitaires aient pu les approuver. Il faut préciser ici que le gouvernement en présentait une version idéologiquement “ light ”, à destination du public international : il ne s’agissait, dans cette variante marketing, que d’une opération de rééquilibrage démographique consistant à alléger le poids de la population sur les terres surpeuplées du nord, en la réinstallant sur les vastes étendues fertiles et vides du sud. Des excès ont sans doute été commis par des fonctionnaires trop zélés, admettaient sans difficulté les autorités, mais il y va de l’intérêt de ces paysans isolés dans des régions montagneuses difficiles d’accès, coupés des bienfaits du progrès. Il s’agissait, somme toute, d’une mesure technique de “ rationalisation de l’offre de services ” par une meilleure répartition territoriale de la population. D’ailleurs, ajoutait-on, la Banque Mondiale elle-même, peu suspecte de sympathie idéologique pour le régime éthiopien, avait proposé en 1974, après la famine, le transfert de deux cent mille personnes de la région du lac Tana. C’est dire, entendait-on en conclusion, que l’idéologie n’avait aucune place dans ces décisions inspirées par la seule nécessité, et qu’il importait de ne pas être émotionnel, pour savoir préparer un avenir d’où seraient bannies de telles catastrophes.

Parallèlement à cette position, d’autres ONG disaient à voix basse leur réprobation de ces méthodes brutales mais estimaient que leur devoir humanitaire était exclusivement centré sur leur travail quotidien. Pour celles-ci, l’ultima ratio du volontaire humanitaire est de tendre une main secourable aux victimes, hors de tout jugement - nécessairement politique - sur le contexte. Prendre part à des controverses sur les décisions du gouvernement-hôte, c’était rompre le pacte de neutralité et s’exclure soi-même du champ humanitaire. Les enfants torturés par la faim, entendait-on généralement en guise de conclusion, n’ont pas à faire les frais de désaccords politiques.

Ce qui rassemble ces deux positions, en dépit des apparences, c’est au fond une commune adhésion - active dans un cas, passive dans l’autre - à la politique du pouvoir, justifiée par la conviction de savoir par avance où se trouve le Bien commun. Durant la première moitié de l’année 1985, MSF s’est rangée dans la deuxième catégorie, avec la plupart des ONG. Nous pensions, comme nos homologues, que ces méthodes étaient inacceptables mais nous n’étions pas insensibles à l’argument préventif. Après tout, les politiques d’aménagement territorial ont leurs vertus et leurs opposants, et celle-ci pouvait bien en valoir d’autres.

Curieusement, ce que nous ne parvenions pas à voir, c’est que les premiers concernés ne voulaient pas quitter leurs terres et leurs villages. Ou plutôt, nous pouvions le voir à chacune des rafles ( sinon, pourquoi fallait-il des rafles policières ? ), mais cette observation ne se rattachait à aucun jugement. Ces violences soulevaient l’indignation des témoins sans influencer leur appréciation d’ensemble des transferts de populations. Pour que nous comprenions, il aura fallu la lecture de deux enquêtes réalisées auprès des réfugiés éthiopiens au Soudan et en Somalie, dans le but de savoir les raisons de leur fuite.

Relevons au passage ce phénomène curieux et significatif : alors que des centaines de millions de dollars étaient déversés sur l’Éthiopie, aucune agence officielle d’aide n’accepta de fournir les quelques milliers de dollars nécessaires pour conduire ces investigations. Sans doute parce que, de façon plus ou moins consciente, chacun savait que les récits de ces réfugiés troubleraient la tranquillité d’esprit de tous. Ce que démontraient clairement ces enquêtes en effet, c’est que la souffrance du peuple éthiopien était le produit d’un régime de terreur et que l’aide internationale y jouait un rôle essentiel. La présence d’équipes humanitaires servait le dessein gouvernemental sur au moins deux points : d’une part, elle inspirait confiance à la population, qui pensait que ces témoins étrangers lui apporteraient une certaine sécurité dans les centres de distribution. L’effet d’attraction sur cette population affamée était ainsi amplifié. D’autre part, elle permettait aux bailleurs de fonds de supposer que les opérations de secours se déroulaient correctement, puisque les ONG de terrain, libres de leurs mouvements et de leurs paroles, ne disaient pas le contraire.

Le silence était une aide précieuse pour les autorités, qui ne se privaient pas de le mettre en avant chaque fois qu’était mis en cause leur programme de réinstallation. Contrairement à ce qu’elles voulaient croire et faire croire, les ONG ne pouvaient donc pas confondre silence et neutralité dans de telles conditions, car leur mutisme était transformé en approbation par le gouvernement. Le CRDA ( Christian Relief and Development Association ), organisme auquel les ONG étaient obligées d’adhérer dès leur entrée dans le pays, avait pris parti pour les transferts en leur nom à toutes, sans les consulter au préalable. Comme elles ne jugèrent pas utile de préciser leur position ni de protester contre cette manipulation, le gouvernement n’eut aucun mal à utiliser leurs “ déclarations ” comme témoignage à décharge chaque fois qu’il était accusé d’entretenir la famine. Ainsi le mouvement humanitaire se trouvait indirectement enrôlé malgré lui dans une entreprise d’asservissement d’un peuple.

Placé sous les feux des médias internationaux, dépendant de l’aide internationale pour sa survie, le gouvernement éthiopien était en réalité dans une position politique fragile. Il est tout à fait concevable - mais c’est bien entendu indémontrable - qu’une protestation vigoureuse contre cette politique meurtrière aurait permis, sinon d’y mettre un terme, du moins de la suspendre. Après tout, le Derg avait signé un accord avec les Nations unies aux termes duquel les transferts de populations seraient réalisés sur la base du volontariat, en respectant l’unité des familles. Cet engagement permettait en théorie aux Nations unies d’exercer des pressions, voire de protester publiquement, mais la hiérarchie locale de l’ONU avait choisi d’ignorer le problème en approuvant l’ensemble de la politique éthiopienne en matière de secours et de développement. Les ONG, traitées comme des pions sur un échiquier, auraient pu sortir de leur situation d’otages en se regroupant pour affirmer leur détermination à ne rien faire qui soit contraire aux attentes de la population pour qui elles œuvraient. Ensemble, dans le contexte de 1985, elles représentaient un poids moral énorme que le gouvernement n’aurait pu ignorer et il est probable que, prises comme un tout, elles étaient inexpulsables. Aucune d’elle ne voulut cependant s’exposer à ce risque, qui n’était pas nul. Quel qu’en fût le prix, le maintien de leur présence sur le terrain était pour elles une priorité absolue, qu’aucune position publique ne devait mettre en danger.

Isolée dans sa protestation, MSF fut expulsée d’Éthiopie le deux décembre 1985 mais continua de faire campagne contre les transferts de populations, qui furent suspendus à l’automne 86. Selon les estimations de Cultural Survival, recoupées par MSF, ces transferts coûtèrent la vie à cent cinquante mille personnes, le coût humain global de la famine étant évalué à sept ou huit cent mille morts. S’il est évident que les ONG ne furent pas responsables de cette politique, il est non moins évident que leur silence les a placées dans une relation de complicité passive. Le vieux dilemme - principes vs action, abandon ou compromission - pouvait pourtant être surmonté avec de véritables chances de succès dans ce cas précis.

La famine d’Éthiopie marque un moment fondamental dans l’histoire contemporaine du mouvement humanitaire et de ses rapports complexes avec le pouvoir : celui d’un rendez-vous manqué de l’action humanitaire et de ses principes. L’instrumentalisation de l’aide et de la compassion ne date pas des années 80. La famine d’Ukraine de 1921, utilisée par Lénine pour hâter la reconnaissance de son régime, l’utilisation de la Croix-Rouge par la propagande nazie pendant la seconde guerre mondiale, la manipulation du thème du génocide pendant la guerre du Biafra comptent parmi les grands précédents. L’aide humanitaire comme levier de propagande totalitaire est un phénomène qui parcourt le XXème siècle, des lendemains de la première guerre mondiale jusqu’au génocide du Rwanda.

Ce qui est nouveau en Éthiopie, ce qui marque une nouvelle ère de l’humanitaire, c’est le caractère central de la thématique humanitaire dans cette politique d’État meurtrière et la participation du mouvement humanitaire à sa mise en œuvre. Ce qui est nouveau, ce n’est donc pas le programme de transferts de populations en lui-même, calqué sur la “ politique des nationalités ” de Staline dans les années 30, mais son contexte, ses points d’appui et ses relais. Ce qui est nouveau, en d’autres termes, c’est l’apparition d’une nouvelle “ stratégie victimaire ” qui n’appartient plus au répertoire du sacrifice, de l’offrande tragique sur laquelle se fonde toute communauté politique, mais à celui de la pitié et de la prise en charge des corps meurtris. C’est une même démarche de réduction des hommes à leur biologie qui a permis cette surprenante convergence entre trois positions que tout aurait dû séparer : celle des technocrates libéraux de la Banque Mondiale, celle des organisations humanitaires et celle d’un pouvoir totalitaire.

L’invocation de la neutralité par les ONG n’était, on l’a vu, qu’un pur artifice rhétorique puisqu’elles avaient déjà été enrôlées au service de la politique gouvernementale. La logique même de cette guerre que le pouvoir menait contre sa propre population, interdisait que soit ménagé un espace échappant au conflit. Comme dans la plupart des conflits modernes, la neutralité humanitaire perdait toute signification concrète.

Mais, au-delà des considérations liées à l’environnement politique particulier de l’Éthiopie, il ne faut pas négliger le fait que l’action humanitaire est aussi un marché. Ce serait se priver de la possibilité de comprendre les réactions et les politiques des ONG, que d’oublier leurs intérêts d’entreprise, leurs impératifs d’image et de communication, les parts de marché qu’elles estiment devoir entretenir et conquérir. Les piliers de leur relation avec l’opinion publique et les donateurs, c’est-à-dire avec leur marché, sont la générosité de leurs intentions, la transparence de leurs comptes et - plus récemment - leurs compétences technique sur le terrain. Les événements d’Éthiopie montraient que celles-ci n’offraient aucune garantie contre le détournement de leurs actions, transformées en instrument au service du mensonge et de l’oppression. C’est pourquoi, outre le difficile examen de conscience que cela supposait, une protestation mettait les ONG en difficulté par rapport à leurs donateurs de base, leurs bailleurs de fonds institutionnels. Être le messager de la mauvaise nouvelle comporte toujours le risque d’être confondu avec cette mauvaise nouvelle et c’est pourquoi, à l’âge de la communication permanente, les “ Charity shows ” doivent connaître un dénouement heureux : l’enfant a été arraché in extremis des griffes de la faim et du malheur, grâce à la solidarité de tous. Mais le monde réel n’entre pas nécessairement dans cette logique de happy end qui est celle du monde virtuel de la communication et du marketing. En confondant les deux, en tenant pour assuré que la sincérité de leurs intentions et l’efficacité technique de leur action suffisaient pour en garantir la vertu, les ONG ont résolu le dilemme en évitant de le poser.

Depuis la famine d’Éthiopie de 1984, treize ans se sont écoulés, pendant lesquels l’Histoire a connu, avec la disparition du communisme, une formidable accélération. Les rapports de force et les alliances dans le monde se sont radicalement transformés et des foyers de guerre sont apparus en Europe. Les faux charniers de Roumanie, le service après-vente humanitaire de la guerre du golfe, l’invasion militaro-humanitaire de la Somalie, l’observation humanitaire de la purification ethnique en Bosnie et du génocide au Rwanda, et plus généralement l’irruption de l’humanitaire comme outil multifonctions de la politique, ont puissamment contribué à brouiller le paysage humanitaire. En dépit de certaines analyses exprimant une étrange nostalgie de l’ordre bipolaire qui a traversé le XXème siècle, les enjeux humanitaires n’étaient pourtant pas plus clairs au cours de cette période, comme on l’a vu dans les deux exemples précédents.

Ce qui a changé, outre les grandes lignes de force des relations internationales, c’est le développement de la thématique et des organisations humanitaires dans des proportions inédites, au point que toute crise de quelque importance parvient à la connaissance du public par le truchement des organisations humanitaires. Si la violence politique s’alimente davantage qu’auparavant aux sources ethniques et religieuses, ses manifestations n’ont pas fondamentalement changé. La purification ethnique s’est substituée à la purification idéologique et les humanitaires, plus nombreux, plus présents, ont dû accompagner ces changements.

Ainsi, en dépit de la baisse du nombre des réfugiés depuis 1990, le H.C.R. a-t-il vu le nombre de personnes placées sous son mandat continuer d’augmenter : les personnes déplacées d’ex- Yougoslavie constituent une bonne partie de ce nouveau contingent, mais le phénomène s’étend à de nombreux pays du monde. Que ce soit au Tadjikistan ou au Zaïre, en Bosnie ou au Soudan, en Afghanistan ou en Birmanie, les organisations humanitaires n’ont eu, dans l’ensemble, d’autre choix que d’accompagner ces mouvements pour en adoucir les conditions. À la différence de l’Éthiopie, elles n’ont pas elles-mêmes été embrigadées dans ces processus qu’elles réprouvent unanimement sans pouvoir se dresser contre eux et sur lesquels elles n’ont généralement pas pris de position publique.

Elles se sont donc engagées, du moins lorsqu’elles pouvaient matériellement le faire, ce qui ne fut pas toujours le cas. Une objection apparaît à ce stade : pourquoi ce qui était inacceptable en Éthiopie devient-il inéluctable dans les pays mentionnés ? Pourquoi faudrait-il accepter de secourir les victimes de certains déplacements de populations et pas d’autres ? Là encore, ce sont les éléments du contexte politique qui permettent de tracer le ligne de partage entre les inévitables compromis et les injustifiables compromissions. Une ligne de partage qui n’a certainement pas pour fonction de désigner les “ bonnes ” dictatures et les mauvaises, les exactions tolérables et celles qui ne le seraient pas. C’est au contraire du point de vue des relations entre les bénéficiaires de l’action - les victimes si l’on préfère - et les volontaires humanitaires que l’on peut distinguer entre ces deux types de situations.

La question primordiale qui se pose aux humanitaires dans de telles circonstances est de déterminer s’il existe un espace de liberté à l’intérieur duquel le sens de l’action humanitaire est préservé. C’est de l’existence de cet espace que dépend la possibilité de nouer des relations dignes avec ceux que nous venons aider. Lorsque le lieu et les modalités pratiques de l’aide sont sous le contrôle et la décision exclusifs du pouvoir, lorsque les relations individuelles des personnels humanitaires et des populations aidées sont organisées par l’autorité politique, cet espace est aboli. L’aide devient alors un instrument au service exclusif du pouvoir, elle s’apparente à un service d’entretien sélectif d’organismes biologiques toujours plus dépendants de ce pouvoir. On est alors plus proches du gardiennage d’animaux dans un zoo que de la solidarité humaine.

C’est d’une situation de ce type qu’il s’agissait en Éthiopie, et c’est pourquoi une intervention humanitaire digne de ce nom était impossible dans les zones de réinstallation. Ce sont au contraire des circonstances très différentes qui prévalent dans la plupart des pays mentionnés, où l’on est beaucoup plus proches du contexte décrit à la frontière du Cambodge. Il n’y a pas de formule générale permettant d’apprécier l”existence d’un tel espace, mais la conscience de son importance et des risques de l’action lorsqu’il est aboli permet d’être vigilant quant aux dérives et retournements toujours possibles.

Ainsi en Bosnie, la question des réfugiés pouvait être posée sous cet angle : les réfugiés n’étaient pas une conséquence malheureuse du conflit, mais l’objectif même de la purification ethnique. Organiser leur accueil, rendre moins pénible leur déracinement, c’était tout à la fois faire le jeu des “ purificateurs ” et accomplir sa mission. Celle-ci n’était nécessaire qu’en raison du fait que la stratégie de conquête et d’hégémonie raciale des extrémistes serbes avait été acceptée de facto par les puissances européennes. Et l’on se souvient que le spectacle de l’humanitaire en action fut utilisé par les gouvernements occidentaux comme un hypnotique, ou plutôt comme une technique de “ faire-croire “, donnant à cette diplomatie de l’ambulance choisie par l’Europe, les apparences d’une résistance déterminée. C’est le sens de cette formule de l’” alibi humanitaire ”, utilisée tant par le HCR que par les ONG pour dénoncer la démission de l’Europe devant le premier conflit qui éclatait sur son sol depuis la seconde guerre mondiale.

Cette dénonciation était indispensable pour faire comprendre à l’opinion que les humanitaires refusaient d’être utilisés à des fins de propagande politique par leurs propres gouvernements. Mais elle n’avait de sens qu’en raison du contexte géopolitique de ce conflit, c’est-à-dire de son déroulement sur le territoire européen et des conséquences spécifiques que cela entraînait. En effet, nul n’aurait songé à appliquer cette qualification d’” alibi humanitaire ” à la situation du Mozambique ou de la Somalie, par exemple, bien que la réponse internationale se soit là aussi résumée à une intervention humanitaire. Pour les humanitaires, la gravité d’une crise ne peut être évaluée qu’à l’aune de son ampleur, et non de sa distance. La responsabilité humanitaire s’exerce, par définition, de façon universelle. Les principes exigent que toute souffrance, où qu’elle se produise, appelle une réponse, et l’on ne voit pas pour quelles raisons cette réponse devrait être reliée à l’action ou à l’inaction politique des grands de ce monde. Toute hiérarchisation géographique serait une forme de discrimination inacceptable, au contraire de la responsabilité politique qui s’inscrit dans un espace particulier.

Du point de vue qui nous préoccupe ici, celui des dilemmes moraux de l’action, c’est en réalité un autre aspect du problème qui doit être abordé, à savoir celui de l’attitude à adopter dans les zones conquises et “ nettoyées ” par les milices serbes. Dans une situation où la confusion est si grande, où les populations civiles sont l’enjeu unique du conflit, c’est la notion même de victime qui se brouille, et l’ensemble de l’édifice des principes humanitaires qui s’effondre.

Villages détruits, structures médicales effondrées, populations choquées et vulnérables, pénurie générale, les éléments familiers des paysages de guerre étaient rassemblés dans ces lieux. Ce n’étaient pourtant pas des victimes, mais des conquérants, des colons, qui se trouvaient dans ces villages d’où avaient été chassés leurs résidents musulmans. L’aide à la “ réinstallation ” prenait dans ces conditions l’allure d’un service auxiliaire direct de la purification ethnique, en facilitant l’arrivée de ces occupants, lorsque ceux-ci provenaient de régions serbes non affectées par la guerre. Est-ce à dire que seuls les réfugiés musulmans et croates étaient d’authentiques réfugiés tandis que les Serbes n’auraient été que de vulgaires voleurs de terre ? Les choses ne sont naturellement pas si simples car, comme on le sait, les stratégies de “ nettoyage ethnique ” sont vite devenues la règle générale dont des Serbes ont été également victimes. À une bien moindre échelle, certes, mais l’argument quantitatif est de bien peu de poids ici. Dès lors, il ne pouvait être question, sauf à tourner le dos aux principes les plus fondamentaux et à entrer de plain-pied dans cette logique ethnique, d’exclure ces populations du champ de l’aide humanitaire.

À de rares exceptions près - notamment l’assistance aux réfugiés et le soutien aux populations regroupées dans les enclaves - l’aide humanitaire a été emportée dans le tourbillon de la guerre, détournée de ses objectifs, largement vidée de son contenu et de son sens, et instrumentalisée par tous. Médecins Sans Frontières, par exemple, installa des équipes permanentes dans les enclaves musulmanes assiégées de Srebrenica et de Gorazde, où elles apportèrent leur aide à une population désemparée. L’utilité pratique et la force symbolique de cette présence ne faisaient apparemment aucun doute. Les choses n’étaient pourtant pas si claires, car l’accès aux enclaves était bien entendu soumis au pouvoir bosno-serbe, qui entendait tirer le profit maximum de cette concession provisoire accordée à l’ONU. Au nom de la “ neutralité humanitaire ”, il fallut donc répartir à parts égales l’aide entre assiégeants et assiégés, entre réfugiés et conquérants. Cette taxe de passage était-elle acceptable ? Nous avons répondu positivement à cette question en 1993, car le maintien d’une présence humanitaire dans les enclaves nous apparaissait comme une priorité. À vrai dire, nous pensions que c’était, à peu de choses près, la seule action utile que MSF pouvait mener sur le terrain bosniaque.

Mais la question s’est transformée, après la chute de Srebrenica et les massacres qui l’ont suivie. On pouvait imaginer, alors, qu’en constituant une protection symbolique, une présence étrangère donnerait quelque consistance à la notion de “ zone de sécurité ”, outre l’assistance matérielle qu’elle fournissait. On doit se demander maintenant si cette équipe humanitaire n’a pas contribué à entretenir l’illusion d’une protection internationale, et donc à inciter les réfugiés à demeurer dans l’enclave plutôt qu’à chercher leur salut en zone bosniaque. La présence d’un bataillon de la Forpronu était sans aucun doute la première source d’illusions. Mais en s’installant à ses côtés, MSF ratifiait le message de la Forpronu et endossait une partie de la responsabilité de cette imposture, même si elle n’y était nullement partie prenante. Il n’existe aucune solution satisfaisante à ce dilemme, et si la lecture rétrospective permet d’éclairer certains aspects du problème, elle n’offre par définition aucune issue. À ceci près que l’on sait désormais ce que vaut une “ zone de sécurité ”, la peine de mort avec sursis.

L’intention d’accomplir le Bien, si humblement qu’elle se présente, va le plus souvent de pair avec un sentiment de toute-puissance. Il ne s’agit pas là d’une conviction pathologique selon laquelle les forces de la morale triompheraient par leur seule vertu de tous les obstacles, mais d’une foi trop grande et trop tranquille dans la moralité de l’action humanitaire. Autrement dit de cette insouciance qui autorise les humanitaires, drapés dans leur dignité de sauveteurs désintéressés, à rappeler aux gouvernements et aux diverses autorités leurs responsabilités, sans s’interroger sur les leurs.

L’exode des Hutus du Rwanda vers le Zaïre, après le génocide de 1994 et la victoire du Front Patriotique Rwandais ( FPR ), fournit une illustration exemplaire du refus majoritaire des humanitaires de mesurer les conséquences de leurs actes en refusant l’existence même du dilemme qu’elles affrontent. Lorsque la vague de un million de personnes a déferlé sur le Zaïre, en juillet 1994, chacun savait qu’en son sein se dissimulaient les principaux instigateurs du génocide et les différents groupes armés - milices, gendarmerie, garde présidentielle - qui avaient perpétré les tueries. Mais la terrible épidémie de choléra qui éclata dès leur arrivée balaya toutes les interrogations. Il fallait intervenir, faire face à cette nouvelle urgence vitale qui renvoyait à plus tard la distinction entre réfugiés et criminels. C’est ce qui fut fait, à juste titre. Une fois passée la période critique, la question du renforcement des sanctuaires de génocidaires par l’aide humanitaire fut posée par les ONG à la communauté internationale et rien ne fut fait, alors qu’il était temps, pour séparer les quelques milliers de tueurs de la masse des criminels. Le résultat fut que l’aide permit à l’appareil politique du génocide de se reconstruire dans les camps en renforçant son emprise sur la masse des réfugiés. Non seulement des opérations de harcèlement militaire étaient organisées à partir des camps vers le Rwanda, mais en plus des troupes supplétives furent levées par l’armée zaïroise dans ces camps pour participer à la répression des opposants dans l’est du Zaïre, créant un climat de guerre tout au long de cette frontière. Tous les ingrédients étaient réunis pour que la conflagration éclate, ce dont tous les intervenants furent très vite convaincus. Pourtant, seule une minorité d’ONG décida qu’à défaut de pouvoir arrêter cette machinerie mortelle, elles refuseraient de participer à son renforcement. Toutes les autres estimèrent que leur devoir était de faire comme s’il s’agissait de camps de réfugiés “ ordinaires ”, et continuèrent leur travail en conséquence. Plus d’un milliard de dollars transitèrent ainsi par ces camps et ce qui devait arriver arriva, la guerre éclata en octobre 1996 dans le Kivu, pour gagner l’ensemble du Zaïre.

Le grand fautif de ce conflit est, bien entendu, le maréchal Mobutu, qui n’a eu de cesse, tout au long de son règne, d’attiser les tensions dans son pays pour se présenter comme le seul facteur de stabilité. Cependant, pour la première fois dans leur histoire, les ONG portent une part de responsabilité dans le déclenchement d’une guerre, par la contribution directe et mesurable qu’elles ont apportée à un appareil criminel offensif, au nom du devoir d’assistance à une population en péril. Une fois de plus, les ONG, confrontées au dilemme de rester ou partir, invoquèrent le premier commandement de l’aide humanitaire, qui ordonne de se tenir auprès des victimes. Ce qui revient effectivement à résoudre le dilemme en refusant de le poser, ou encore, ce qui est plus commun, à renvoyer l’ensemble de la question à la charge de la communauté internationale.

C’est oublier que, si les gouvernements et l’ONU ont leurs responsabilités, les autres protagonistes de ce drame ont également les leurs. Ainsi, on ne peut ignorer que la séparation entre criminels et réfugiés ne pouvait être totalement opérée de l’extérieur. Les réfugiés, qui ne pouvaient se considérer comme radicalement étrangers à leur propre situation, avaient leur part à prendre de cette tâche difficile. Il est, en effet, des responsabilités qui ne se partagent pas : celle des organisations humanitaires est d’accomplir le travail qu’elles se sont donné, en soupesant du mieux qu’elles peuvent les conséquences positives et négatives de leur action. La responsabilité des réfugiés était, en l’occurrence, de commencer à écrire leur propre avenir, ce que personne ne pouvait faire en leur nom. Si elles laissaient à l’appareil du génocide le soin de prendre cet avenir en charge, la mission des ONG n’était certainement pas d’en assurer la logistique et le financement. À défaut de pouvoir empêcher une telle évolution, les ONG avaient au moins la possibilité de ne pas y participer.

Il est vrai que la difficulté de ces choix, toujours douloureux, est encore amplifiée par des enjeux extérieurs aux situations considérées. Au-delà des engagements affectifs et de la volonté d’être utiles, de faire quelque chose face à des tragédies, il ne faut pas oublier, dans l’analyse de ces situations, la question des intérêts propres des organisations en tant que telles. Au cours de ces dix dernières années, le mouvement humanitaire est passé de l’artisanat à l’industrie, de la pénurie à l’opulence, grâce à la générosité du public, certes, mais surtout grâce aux énormes financements gouvernementaux. L’action humanitaire est aussi un marché, même s’il faut se garder de la résumer à cela. Les organisations ont développé d’imposants appareils, recruté du personnel, constitué des stocks. Devenues des “ entrepreneurs de causes ”, elles tendent à identifier leurs intérêts d’institutions avec ceux des victimes, réelles ou supposées, c’est-à-dire à confondre les fins qu’elles poursuivent avec les moyens qu’elles mettent en œuvre. Dès lors qu’une ONG dépend plus de ses programmes que ses programmes ne dépendent d’elle, on conçoit que la lucidité nécessaire pour procéder à des choix délicats soit profondément brouillée. C’est le sens même de l’action humanitaire, sa force principale et sa limite structurelle, que de chercher à attaquer directement la souffrance, sans autre considération sur ses racines politiques ou sa portée historique. Et c’est dans le même temps une impérieuse exigence morale pour ses acteurs que de savoir se montrer méfiants vis-à-vis de cette prémisse, d’être conscients des risques de retournement d’un tel programme à l’encontre de ceux auxquels il est adressé. Exigence très largement ignorée, tant le mouvement humanitaire semble peu perméable à la dimension éthique du refus. “ Ah! Pourquoi n’avons-nous jamais dit non ? ” s’interroge Soljenitsyne au long de l’Archipel du Goulag, nous rappelant ce que l’acquiescement peut comporter de renoncement, et le refus, de courage. Soulignant surtout, comme Hannah Arendt l’a observé lors du procès Eichmann, que l’obéissance mécanique n’est qu’une adhésion inavouée, un sacrifice du jugement et par là-même une condition nécessaire de l’horreur.

Décider d’agir, par conséquent, c’est aussi savoir, même approximativement, pourquoi l’action est préférable à l’abstention. Tout programme d’action devrait incorporer l’idée que l’abstention n’est pas nécessairement une démission, mais peut être, au contraire, une décision. L’expérience l’atteste suffisamment: l’intention, dans l’action humanitaire comme ailleurs, se retourne aisément contre ses objectifs. Et les terrains sur lesquels l’aide humanitaire se mobilise rendent plus difficile encore cette appréciation car l’urgence incite à substituer le réflexe à la réflexion. Renforçant encore la logique d’institution évoquée plus haut, le temps court qui la caractérise brouille la distinction entre l’activisme et l’action, entre la fin et les moyens. Faute d’entreprendre elles- mêmes la restauration de cette distinction, de savoir se montrer rebelles face aux conformismes sentimentaux et aux tentations du marketing, les organisations humanitaires tendent à se fourvoyer dans le simulacre, à réduire leur action à un déploiement logistique accompagné de pieux slogans. Elle mérite, elle exige, mieux que cela.

 

Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « Les dilemmes de l’action humanitaire dans les camps de réfugiés et les transferts de population », 1 août 1999, URL : https://msf-crash.org/fr/camps-refugies-deplaces/les-dilemmes-de-laction-humanitaire-dans-les-camps-de-refugies-et-les

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