Camp de réfugiés de Domiz en Irak
Point de vue

Illusoire ingérence

Rony Brauman
Rony
Brauman

Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie. Engagé dans l'action humanitaire depuis 1977, il a effectué de nombreuses missions, principalement dans le contexte de déplacements de populations et de conflits armés. Président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont "Guerre humanitaires ? Mensonges et Intox" (Textuel, 2018),"La Médecine Humanitaire" (PUF, 2010), "Penser dans l'urgence" (Editions du Seuil, 2006) et "Utopies Sanitaires" (Editions Le Pommier, 2000).

Le 17 octobre dernier, le Conseil de sécurité entérinait à l’unanimité l’intervention et l’occupation américaine en Irak. Le souci affiché de préserver l’unité de la « communauté internationale » masquait mal la véritable raison de cette décision, à savoir la peur d’une confrontation directe et durable avec la puissance américaine. Nombre de diplomates et fonctionnaires de l’ONU en parlaient dans ces termes sous couvert d’anonymat. Sans doute ce consensus de façade est-il appelé à évoluer en fonction de la situation politique en Irak. Quoiqu’il en soit, quatre ans après la guerre du Kosovo, le « droit d’ingérence » semble être passé du baptême à la confirmation. Pour ses promoteurs, qui ont approuvé l’intervention américaine dès son début, un pas formidable a donc été franchi avec cette nouvelle légalisation onusienne d’une guerre pour la démocratie.

Passons ici sur le fait que Wladimir Poutine, le massacreur de Tchétchènes courtisé autant par les Etats-Unis que par l’Europe, soit l’autre grand gagnant de cette pathétique bataille. Passons encore sur les mensonges inouïs de la coalition et sur les procédures d’exception installées par le Patriotic Act en vigueur Outre-Atlantique. Les omelettes, on le sait, ne se font pas toutes seules, il faut bien que quelqu’un casse les œufs. Les grandes causes ont un prix, l’élimination d’un régime de terreur vaut bien quelques accommodements avec la morale et le droit. Pour avoir été favorable à l’intervention au Kosovo tout en étant conscient que des innocents y laisseraient leur vie, pour être convaincu qu’il est des guerres nécessaires, à défaut de croire à l’existence de guerres justes, j’accepte qu’une guerre puisse être un moindre mal face à une tyrannie.

Reste que cette morale perd toute consistance si elle prétend s’abstraire des pesanteurs du politique. Ceux qui militaient, au temps de la guerre de Bosnie, pour une intervention militaire européenne mettant un terme à l’agression serbe, savaient qu’ils faisaient écho aux attentes de la partie agressée. De même au Kosovo, où le sentiment de la population kosovar albanaise envers les forces de l’Otan ne faisait aucun doute. Ou encore au Timor, lorsque le débarquement des troupes australiennes signifiait la fin d’une occupation étrangère et de son cortège d’atrocités. Dans toutes ces situations, comme au Kurdistan irakien d’ailleurs, les forces étrangères étaient attendues et furent accueillies comme libératrices. Pourquoi ? Parce que, dans ces conflits où la dialectique des minorités est centrale, les interventions internationales se sont chaque fois rangées au côté d’un nationalisme contre un autre. A juste titre selon moi, dans les cas précédemment cités, mais on peut les approuver sans ignorer que c’est la nation qu’elles apportaient dans leurs fourgons, et non la démocratie comme beaucoup ont voulu le croire. Ce n’est pas nécessairement contradictoire, mais c’est différent. Les stratèges du Pentagone semblent ignorer cette différence, tout comme leurs défenseurs en Europe.

A supposer que l’instauration d’une démocratie ait été l’un des objectifs américains en Irak, ils auraient pu se souvenir que l’imposition de la démocratie par les armes étrangères n’a rien produit d’autre dans l’histoire que du nationalisme anti-démocratique. C’est ce que la vision juridico- morale du monde exprimée dans les termes du « droit d’ingérence » ne peut saisir. L’idéal des droits de l’homme doit nous orienter, mais il ne nous aide pas à y voir clair, pas plus qu’une boussole n’indique le relief. « Jamais on n’a vu aussi bien l’impuissance de la victoire » disait Hegel de Napoléon le conquérant. Les tenants du droit d’ingérence, qui confondent démocratie conquérante et conquête démocratique vont avoir l’occasion de méditer leur victoire, face au premier véritable accomplissement du rêve. Quant à l’ONU, qui n’en peut mais, on espère qu’elle se tiendra aussi loin de ce piège que possible.

 

Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « Illusoire ingérence », 1 novembre 2003, URL : https://msf-crash.org/fr/guerre-et-humanitaire/illusoire-ingerence

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