Tempête tropicale au Honduras
Analyse

Catastrophes naturelles : Mythes et réalités

Rony Brauman
Rony
Brauman

Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie. Engagé dans l'action humanitaire depuis 1977, il a effectué de nombreuses missions, principalement dans le contexte de déplacements de populations et de conflits armés. Président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont "Guerre humanitaires ? Mensonges et Intox" (Textuel, 2018),"La Médecine Humanitaire" (PUF, 2010), "Penser dans l'urgence" (Editions du Seuil, 2006) et "Utopies Sanitaires" (Editions Le Pommier, 2000).

Le tsunami du 26 décembre 2004 compte parmi les catastrophes les plus meurtrières de ces cent dernières années. En quelques minutes, plusieurs villes furent totalement détruites, des milliers de kilomètres carrés dévastés. Le bilan final, qui reste une estimation, s’établit à 230 000 morts, principalement en Indonésie (170 000) et au Sri Lanka (30 000). La Thaïlande et l’Inde ont également été frappées, ainsi que la Birmanie et les Maldives dans une moindre mesure.

Survenu en période de fêtes – du moins pour la partie du monde la plus riche –, le tsunami arriva d’abord à notre connaissance via les images tournées par des vidéastes amateurs occidentaux, saisis par la tourmente alors qu’ils étaient en villégiature. L’île de Sumatra fut la plus touchée, mais c’est sur la Thaïlande et le Sri Lanka que se portèrent les regards car ces pays, destinations de vacances, étaient restés en relation avec le reste du monde, contrairement à Sumatra, beaucoup plus isolée. Il est impossible de mesurer la part de l’ « effet touriste » et du « facteur Noël » dans le mouvement de solidarité mais leur existence est indiscutable. Il n’y a cependant pas lieu d’en faire un élément de dépréciation de cet élan, sauf à supposer que chacun puisse ressentir de façon égale toutes les souffrances du monde. L’identification spontanée aux victimes est d’autant plus forte que celles-ci sont perçues comme plus proches et, paramètre tout aussi important, comme étrangères au sort qui les accable. Les visages et paysages familiers engloutis par la mer, scènes diffusées en boucle par toutes les télévisions au cours du mois de janvier 2005, jouaient sur cette reconnaissance et le potentiel émotif qui lui est attaché, à l’instar des images des attentats terroristes du 11 septembre 2001. La différence de traitement médiatique et de réactions publiques entre le tsunami d’Asie du Sud Est et le séisme du Cachemire, survenu quelques mois plus tard, a été abondamment soulignée. Un tel contraste a été le plus souvent présenté comme une injustice privant certaines victimes de la chaleureuse solidarité manifestée en faveur d’autres.

Il n’y a cependant pas lieu de s’étonner ni de s’indigner que les 75 000 morts et dizaines de milliers de blessés graves pakistanais n’aient pas entraîné la même mobilisation. Outre qu’il ne peut y avoir de répétition de l’effusion collective à un si bref intervalle de temps, les victimes de ce tremblement de terre ne pouvaient pas apparaître dans un rapport de proximité comparable à celles du tsunami, du moins à celles qui occupaient le centre de la scène médiatique au cours des deux premières semaines. Les élans collectifs ne sauraient s’aligner sur une pure rationalité quantitative et c’est aussi ce qui justifie l’existence d’organisations d’aide internationale, qu’elles soient privées ou intergouvernementales. C’est à elles que revient la responsabilité d’apporter une réponse indexée non sur l’émotion publique mais sur les besoins, catégorie au demeurant plus complexe qu’il y paraît, comme nous verrons. La couverture médiatique du tremblement de terre du Pakistan – strictement informative, contrairement à celle du tsunami – n’empêcha nullement, il faut le relever, les organisations humanitaires internationales de répondre de façon appropriée.

Quoiqu’il en soit, l’ampleur de l’émotion soulevée dans le monde entier fut à la mesure de celle du désastre lui-même. Celui-ci restera sans doute dans l’histoire comme le déclencheur d’une mobilisation sans précédent de secours dans de très nombreux pays, associant médias et entreprises, grandes surfaces et institutions scolaires, Etat et collectivités territoriales aux côtés des agences de secours des Nations unies et des ONG. Les résultats les plus tangibles de cette mobilisation furent d’une part la collecte record par les Croix-Rouge nationales et les ONG de 5,7 milliards de dollars et le déblocage de 7,3 milliards par les Etats au titre de l’aide bilatérale (en France, 300 millions d’Euros furent collectés, dont plus du tiers pour la seule Croix-Rouge) ; d’autre part, l’arrivée sur les lieux de milliers de secouristes (on en dénombra jusqu’à 5 000 pour l’île de Sumatra, il est vrai la plus touchée). Que faire de tout cet argent et de ces énergies ? La décision, annoncée par Médecins Sans Frontières une semaine après le raz-de-marée, de ne plus accepter de dons pour cette situation, souleva une controverse dont les termes sont éclairants pour comprendre les contraintes et les limites d’une opération de secours dans de telles circonstances et la prégnance des mythes sur les représentations des catastrophes naturelles.

L’assistance d’urgence aux sinistrés fut en effet marquée par de graves méprises concernant les besoins immédiats et les capacités des secours à y répondre. Ces erreurs d’appréciation, dont il faut préciser qu’elles n’ont pas entraîné de morts supplémentaires, sont à l’origine d’un gaspillage considérable. La première d’entre elles, systématiquement commise dans des situations semblables, fut l’alerte aux épidémies. Elle occupa immédiatement une place centrale dans le dispositif de l’aide. De hauts responsables de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) et de l’agence de coordination des secours des Nations unies (OCHA, Office for Coordination of Humanitarian Action) prévoyaient en effet le doublement imminent du nombre des morts, du fait de l’omniprésence des cadavres et de la source supposée d’infections qu’ils représentaient. En conséquence de quoi il était urgent d’enfouir les corps dans des fosses communes, de mettre en place un système de prévention et de détection des maladies transmissibles, ainsi que de lancer des campagnes de vaccination de masse. Autant d’efforts inutiles, de ressources gaspillées car, contrairement à une croyance répandue, y compris chez de nombreux médecins, on n’a jamais observé d’épidémies dans de telles circonstances, pour des raisons que l’on peut comprendre depuis la révolution pasteurienneNathalie Floret, Jean-François Viel, Frédéric Mauny, Bruno Hoen and Renaud Piarroux, « Negligible risks for infectious diseases after geophysical disasters », Emerging Infectious diseases, www.cdc.gov/eid, vol.12, N°4, April 2006.. Comme l’a écrit le Dr Claude de Ville de Goyet, spécialiste de l’épidémiologie des catastrophes, « les corps des victimes de tremblements de terre ou autre désastres naturels ne présentent aucun risque sanitaire, choléra, typhoïde ou autres pestilences (…). En fait, les porteurs occasionnels de maladies transmissibles qui ont été les malheureuses victimes du désastre représentent une menace sanitaire bien moindre que lorsqu’ils étaient en vieClaude de Ville de Goyet, « Stop propagating disasters myths », The Lancet, vol.356, August 26, 2000.. » Cet ancien responsable des secours en cas de catastrophe pour l’Organisation Panaméricaine de la Santé ajoute que l’enfouissement précipité et anonyme des corps est d’abord une épreuve supplémentaire pour les survivants, privés de la possibilité d’honorer leurs disparus et, bien souvent, un interminable problème juridique et financier pour les proches, en raison de l’absence de certificat de décès.

Autre « mythe », selon l’expression du docteur de Ville de Goyet, celui de l’assistance médicale aux blessés, présentée à tort comme une priorité, alors même que le spectacle d’équipes chirurgicales internationales désœuvrées cherchant à se rendre utiles fait partie du paysage ordinaire des suites de catastrophes naturelles. Vagues épidémiques, blessés en masse, tout se passe comme si les conséquences des désordres de la nature se confondaient avec celle des conflits armés qui, outre les morts et blessés, provoquent effectivement l’apparition de maladies épidémiques. En réalité catastrophes et conflits diffèrent par de nombreux aspects du point de vue de leurs conséquences. Ceux-ci entraînent trois à cinq fois plus de blessés que de morts, alors que celles-là provoquent généralement plus de morts que de blessés, lesquels sont en majorité légers, nécessitant des soins relativement simples. De plus, les guerres parcourent durant des années des régions entières, ruinant les structures sanitaires et faisant fuir une partie importante du personnel médical. Tandis que les catastrophes affectent un territoire nettement délimité, dans un temps très court. Violences, malnutrition, déracinement, affaiblissement des défenses immunitaires favorisant l’éclosion de foyers épidémiques entraînent un besoin important de soins médicaux dans un contexte où le système de soins est en partie paralysé. L’utilité d’équipes médicales étrangères, venant épauler leurs collègues locaux restés sur place, ne fait alors aucun doute. Ce n’est pas le cas en situation de cataclysme, car en dehors de la portion de territoire affectée, les structures sanitaires, comme le reste du tissu social, sont intacts. Au Sri Lanka, le tsunami a balayé une bande côtière de 100 à 300 mètres de large, selon le relief du littoral. Au- delà de la limite de pénétration de la vague, le pays fonctionnait comme à l’ordinaire et c’est ce qui explique qu’un millier de médecins et infirmiers locaux se soient immédiatement rendus sur place pour remplacer leurs confrères disparus et relayer des équipes durement éprouvées. N’étant pas handicapés par des problèmes de langue ou d’adaptation à l’environnement, ils étaient immédiatement opérationnels et ont pris en charge l’afflux considérable de patients dans les hôpitaux. En effet, si les blessés sont moins nombreux, et surtout moins grièvement atteints que dans les conflits, ils sont néanmoins là et le travail des soignants est précieux. Les équipes médicales sont toujours débordées par la demande dans les suites immédiates de la catastrophe et un appui extérieur ponctuel peut être nécessaire à cette période. Mais il est rare que des équipes internationales puissent être opérationnelles en si peu de temps et c’est pourquoi, arrivant en masse et à contretemps, elles ont souvent été plus une charge qu’une aide. Il apparaît toutefois que cette réalité évolue. En effet, le tremblement de terre qui a frappé le Cachemire en novembre 2005 et tué 75 000 personnes, a fait près de 40 000 blessés. Pour la première fois, la présence massive et durable d’équipes médico-chirurgicales étrangères s’avéra indispensable pour compléter et élargir l’offre de soins locale, submergée par le nombre de cas chirurgicaux graves. À une moindre échelle, le séisme survenu en mai 2006 à Java (Indonésie), qui a tué 6000 personnes selon les premières évaluations, a entraîné des conséquences du même ordre. Plusieurs milliers de blessés – et non plusieurs dizaines de milliers comme cela fut annoncé au décours immédiat de la catastrophe – durent être opérés. Notons que, outre les intervenants internationaux habituels, à savoir les pays industrialisés du Nord, d’autres Etats, notamment Singapour, le Qatar et la Chine ont immédiatement acheminé des hôpitaux de campagne. L’extension et la multiplication de zones urbanisées denses, dont les constructions sont de mauvaise qualité, constituent sans doute la principale explication du surcroît de blessés enregistré au Pakistan et en Indonésie. À ces causes politiques et économiques, il faut ajouter l’absence de mémoire des catastrophes passées au sein de populations d’implantation récente, qui ne peuvent donc aménager leur habitat en fonction des risquesRené Favier et Anne-Marie Granet-Abisset (dir.), Histoire et mémoire des risques naturels, éd. MSH-Alpes, Grenoble, 2000..

L’analyse des commentaires, journalistes et secouristes confondus met en évidence un autre élément de la doxa, justification supplémentaire mais guère plus valide que les précédentes, au déploiement de bataillons de secouristes : les populations éprouvées par de telles catastrophes seraient plongées dans un état de torpeur les empêchant de se prendre en charge. La vogue que connaît la notion très discutable d’ « état de stress post traumatique » a considérablement renforcé cette croyance, elle aussi dérivée des représentations de la guerreRichard Rechtman, « Du traumatisme à la victime, Une contruction psychiatrique de l’intolérable », in Patrice Bourdelais et Didier Fassin (dir.), Les constructions de l’intolérable, Etudes d’anthropologie et d’histoire sur les frontières de l’espace moral, La Découverte, Paris, 2005.. Comme pour les points précédemment analysés, les démentis apportés par la réalité pèsent peu par rapport aux idées préconçues. Les scènes d’accablement diffusées avec insistance par les télévisions sont bien réelles mais ne rendent pas compte de la réalité collective, qui est à l’opposé de la sidération. Dans toutes les catastrophes, au contraire, le fait marquant est l’organisation immédiate de la solidarité locale, la mise en place de structures d’accueil, la distribution de vivres, le désencombrement, la recherche des disparus etc. Les états de choc existent, les comportements antisociaux de prédation ou d’indifférence également, mais ce sont des cas isolés et les réactions spontanées majoritaires sont de coopération et d’entraide. Une enquête réalisée au Sri Lanka montre par exemple que la totalité des personnes sinistrées interrogées avaient reçu un repas chaud et bénéficiaient d’un abri dès le premier soirVladimir Najman, Économie de la survie des populations sri lankaises du district de Batticaloa après le tsunami de décembre 2004, http://www.msf.fr/site/bibli.nsf/documents/rap051205srilanka. On ne saurait généraliser un tel résultat ni en déduire que l’aide extérieure est inutile, mais l’ignorance obstinée de cette réalité et des précédentes conduit mécaniquement à surévaluer la nécessité de réponses urgentes fournies « clés en mains », hâtives et inadaptées.

La question de la reconstruction a donné lieu, elle aussi, à de nombreuses affirmations discutables. Contrairement à ce qui a été hâtivement annoncé, les organisations humanitaires ne sont pas en mesure de remédier aux destructions. Rebâtir ou réparer des habitations nécessite d’une part de l’argent, d’autre part diverses compétences et, last but not least, l’engagement des pouvoirs publics. Les ONG ou les agences de l’ONU, de leur côté, ne peuvent faire plus que contribuer à des solutions provisoires. Lorsque se constituent des regroupements de personnes sinistrées, ce qui n’est pas le cas le plus fréquent, il importe de leur fournir des moyens de s’abriter et de se ravitailler, ce que savent faire les organisations humanitaires. Mais la reconstruction est une entreprise d’une autre nature, complexe et longue, qui implique la résolution de problèmes de cadastre et d’urbanisme, le règlement de nombreux litiges fonciers, l’aménagement du territoire en fonction des risques, pour ne pas parler des enjeux et priorités économiques ou encore des éventuelles tensions politiques locales. Ces décisions sont d’abord l’affaire des autorités locales et nationales, ainsi que de la population concernée. Quant aux opérateurs de la reconstruction, qu’ils soient locaux ou étrangers, ce sont des entreprises de travaux publics, des artisans, des architectes, ainsi que les habitants eux-mêmes, qui ont souvent bâti leurs maisons. Les organismes d’aide n’ont qu’un rôle tout au plus marginal à y jouer. La question du financement, la seule que l’aide internationale puisse en fait résoudre dans ce domaine, est toutefois en progrès. En effet, le projet de procéder à des distributions directes d’argent, par la remise aux familles sinistrées de cartes bancaires leur permettant un « droit de tirage » sur des comptes approvisionnés par les intervenants humanitaires, depuis longtemps en discussion dans les milieux de l’aide, commence à voir le jour sur le terrain. Il s’agit certainement de la forme la plus satisfaisante que pourrait prendre la solidarité dans ce type de situations, en dépit des difficultés réelles qu’elle pose. Les problèmes de sécurité, mais aussi les critères de détermination des bénéficiaires et des montants alloués, sont les principales d’entre elles. Un tel dispositif permettra néanmoins, s’il s’étend, de répondre à un besoin manifeste et pressant tout en évitant d’établir une tutelle coûteuse et peu efficace par des organisations étrangères.

Sachant que les secours locaux sont immédiatement à pied d’œuvre, la véritable urgence pour l’aide étrangère n’est pas de se déployer rapidement mais de faire le bilan de ce qui manque et d’y répondre de manière aussi coordonnée que possible. La priorité pour les organisations de secours doit donc être à l’évaluation, en dépit de la pression de l’opinion publique et des médias à se montrer en action. Tentes, vivres, citernes et systèmes de potabilisation de l’eau, moyens de communications, engins de déblaiement, matériel médical et médicaments, assistance chirurgicale, moyens de transports (hélicoptères et bateaux, le cas échéant) sont les éléments principaux de l’aide d’urgence, à moduler en fonction des situations. Les besoins constatés, qui varient d’un contexte à l’autre, mais aussi les réponses apportées par les nombreux intervenants, bien qu’il s’agisse d’un paramètre très difficile à saisir, doivent permettre cette modulation du dispositif de secours. Seules les autorités des pays affectés, aidées le cas échéant par les Nations unies, peuvent assurer sur place la coordination des aides mais un réalisme minimum impose d’accepter que celle-ci ne puisse être établie sur-le-champ. En attendant, l’aide internationale d’urgence risque d’être frappée d’un discrédit irrémédiable si ses acteurs ne remettent pas en cause les schémas et les automatismes de pensée trompeurs qui la guident dans ces circonstances.

Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « Catastrophes naturelles : Mythes et réalités », 21 novembre 2006, URL : https://msf-crash.org/fr/catastrophes-naturelles/catastrophes-naturelles-mythes-et-realites

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