Une fille joue dans un arbre a l'extérieur du camp de réfugiés de Iridimi au Darfour
Entretien

Guerre, génocide et intervention internationale. A propos de la campagne "Sauvez le Darfour"

Rony Brauman
Rony
Brauman

Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie. Engagé dans l'action humanitaire depuis 1977, il a effectué de nombreuses missions, principalement dans le contexte de déplacements de populations et de conflits armés. Président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont "Guerre humanitaires ? Mensonges et Intox" (Textuel, 2018),"La Médecine Humanitaire" (PUF, 2010), "Penser dans l'urgence" (Editions du Seuil, 2006) et "Utopies Sanitaires" (Editions Le Pommier, 2000).

Avec le lancement de la campagne Urgence Darfour qui appelle à une intervention militaire de la «communauté internationale » pour « protéger la population du Darfour », on se trouve pris entre ses émotions et sa raison, entre le désir de « faire quelque chose » pour ne pas revivre les tragédies du Rwanda ou de la Bosnie, et ses interrogations sur le discours interventionniste et sur les implications d’une intervention militaire sur le terrain. Vous qui avez vu ou vécu d’autres campagnes de mobilisation et d’autres crises, qui avez des retours du terrain, comment avez-vous perçu cette émergence du débat sur le Darfour en France ? et que dire des conséquences d’une intervention extérieure sur le conflit ?

D’abord j’ai vu, en tant que membre d’une organisation impliquée dans cette situation, la conséquence immédiate, sur le terrain, de la campagne à la fois de dénonciation du génocide et d’appel à une intervention de casques bleus. Relevons que cette campagne a commencé il y a deux ans en Europe du Nord, aux Etats-Unis et en Grande Bretagne (donc pas seulement à Washington), et que le Parlement européen s’est engagé dans ce sens-là à de nombreuses reprises [cinq résolutions sur le Darfour ont été adoptées entre le 16 septembre 2004 et 1 février 2007].

La réaction sur le terrain a d’emblée provoqué un durcissement des positions, voire une radicalisation. Cela pour deux raisons emboîtées. La première c’est que pour l’opposition, se voir conférer un statut de résistant existentiel, c'est-à-dire pas simplement de combattants politiques, mais de personnes, de groupes qui luttent pour leur existence vitale, c’est une aubaine politique, comme ça l’a été au Biafra en 1968-1969 quand la France - officielle cette fois-ci, mais aidée par des groupes associatifs - avait introduit le thème du génocide comme une ressource de légitimation et comme un levier diplomatique pour venir en aide à la sécession biafraise. Cette qualification avait conduit à un durcissement et à un élargissement des capacités de mobilisation de la sécession biafraise, donc à une aide réelle, mais une aide au plus durs, qui ont du coup refusé tout compromis avec les Nigérians qui promettaient des négociations, ont été jusqu’au- boutistes, ont prolongé la guerre. Cette analogie n’est pas un cadre analytique, c’est un rapprochement pour montrer comment un discours peut avoir des effets de radicalisation. Là, on voyait la guérilla reprendre à son compte le terme du génocide, celui de l’intervention, pour rehausser son prestige interne, se donner une légitimité internationale qui accroît ses capacités de nuisance vis-à-vis du gouvernement, et de l’autre côté une contre-campagne des forces gouvernementales, qui voyaient dans les humanitaires des avant-poste d’une force d’intervention et qui jouait sur les ressorts nationalistes, xénophobes, en faisant de toute organisation humanitaire une cinquième colonne de casques bleus. Cela donnait une vague justification à la politique de harcèlement des humanitaires qui existait déjà plus ou moins, et qui a été alors amplifiée et plus structurée.

Au-delà du terrain, et du point de vue de la compréhension plus générale de cette crise, l’introduction du terme de « génocide » est aussi une incitation à l’absolutisation du conflit, et à ne considérer l’implication internationale qu’en terme de tout ou rien, selon ce que je pourrais appeler le « paradigme d’Auschwitz », qui nous dit qu’il est immoral de distribuer des couvertures et des vivres à des gens qui vont être gazés. Les actions des humanitaires sont alors assimilées à une participation à l’effacement du crime, à son travestissement.

Par ailleurs, si on prépare une intervention, accroître les personnels et les dispositifs de secours sur le terrain, c’est se rendre plus vulnérables, parce que les personnels sont des otages potentiels, dont la présence, dans le contexte d’une confrontation militaire, crée alors des zones de faiblesse. Ce qui implique, si on se prépare de façon crédible à une intervention, de revoir à la baisse, voire de diminuer fortement, le dispositif d’assistance. Cette logique induite produit des effets de résonance importants, puisque deux millions de personnes dépendent pour leur existence de la bonne marche des secours, avec l’assentiment des autorités soudanaises.

L’autre aspect, c’est la rhétorique humanitaire, qui efface les problèmes d’une opération militaire à coup de mots rassurants : « sécurité », « réfugiés », « aide », « opération », « solidarité », « plus jamais ça », « protection des équipes humanitaires », « protection des réfugiés »… Ce vocabulaire lisse et les notions irréfutables qu’il mobilise cachent la réalité de cette intervention, la noient dans un fatras sentimental qui fait perdre de vue que c’est une posture de guerre et que ce sont des combattants qui doivent être envoyés là-bas. C’est cela que signifie protéger deux millions de personnes dans un espace grand comme la moitié de la France (le Darfour lui-même étant grand comme la France, mais les personnes déplacées sont dans la moitié Centre et Sud). J’imagine ces troupes sur un territoire si vaste et qu’elles ne connaissent pas, face à des groupes déterminés à leur faire la peau, à tenter toutes les provocations, à transformer en victoire à la Robin des Bois n’importe quelle opération de harcèlement d’un convoi perdu quelque part… la situation va inévitablement tourner au chaos, à la dissémination encore accrue de la violence, pour un résultat dont la Somalie et l’Irak, à des échelles et avec des enjeux différents, nous montrent bien l’exemple.

Un des arguments en faveur de l’intervention c’est de dire que les menaces feront plier les autorités de Khartoum. Est-ce que c’est vérifiable ou est-ce qu’on observe une radicalisation des autorités face à ces menaces ?

Le fait qu’il y ait eu, dès 2004, une campagne de description et de dénonciation des crimes commis par Khartoum, a eu un effet positif, celui d’ouvrir largement le Darfour à l’aide internationale, alors que celle-ci était étroitement limitée par les autorités jusqu’alors. Des ONG se sont activées, des émissaires gouvernementaux (y compris le gouvernement français avec Renaud Duteil) sont allés sur le terrain, le Secrétaire général des Nations unies également. Tout cela a joué dans le bon sens. La poursuite de cette campagne rend certainement la fréquentation de Khartoum assez gênante. Elle affaiblit donc la position de ce régime et contribue donc à changer le rapport de forces, dans le sens d’une résorption partielle du déséquilibre. Parce qu’évidemment, entre les forces de Khartoum et les forces de la rébellion, il y a une disproportion énorme : les uns sont militairement beaucoup plus forts que les autres, et quand on est dans un tel déséquilibre de rapports de force, on n’est pas tentés de négocier. On peut imaginer que le renforcement de l’opposition a ouvert, paradoxalement par rapport à ce que je disais tout à l’heure, un espace politique, un espace de compromis. Mais c’est une contradiction que j’estime apparente seulement, car je pense que cette campagne de dénonciation aurait gagné à être faite dans des termes correspondant à la réalité et en évitant la sur-dramatisation : l’ombre d’Auschwitz, le génocide (on n’a pas prononcé le nom de Munich parce qu’on en a abusé et sur- abusé ces dernières années, mais c’était quand même présent), tout cet univers discursif de l’affrontement métaphysique du Bien et du Mal - façon de se poser en résistant à Auschwitz 60 ans plus tard.

Outre les effets de radicalisation que j’évoquais à l’instant, une telle escalade est négative aussi parce que, par rapport à d’autres situations, elle embrouille tout et conduit à une surenchère infinie… Je ne sais pas ce qu’on va pouvoir dire après le génocide, ce qu’on va trouver comme étape ultérieure ou comme registre supplémentaire de mobilisation… Enfin, et c’est sans doute le plus important, elle est négative parce que la vérité des faits et des situations est une exigence en soi. Cette situation est suffisamment grave pour qu’on la décrive telle qu’elle est, sans la reconstruire de manière largement fallacieuse.

Une des choses frappantes dans le discours de cette campagne c’est ce rejet de la complexité de la situation. On nous dit que ceux qui complexifient, c’est ceux qui démobilisent.

En effet, la magie du binaire y règne sans partage, semble-t-il… Le vrai, le faux, le bien, le mal… Ca conduit quelqu’un comme Bernard-Henri Levy à faire publier dans Libération une interview extravagante d’Abdel Walid al Nour, le leader d’une deux branches du SLA (le SLA combattant, ceux qui n’ont pas signé les accords d’Abuja) …Une interview brejnévienne de cet homme qui est un chef de guerre, un entrepreneur de violences, et qui apparaît là comme une espèce d’ange de la démocratie insurgée. Il n’y a pas de femmes voilées dans cette région du Darfour, selon le témoignage publié auparavant par BHL dans Le Monde, ni exactions de la guérilla, dont les membres se conduisent de façon irréprochable. On se croirait revenus à la grande époque des avant-gardes exemplaires. La réalité, bien entendu, c’est que les insurgés commettent aussi des exactions (qui a jamais vu une guerre propre ?) et qu’il y a des islamistes des deux côtés. L’effet d’une telle réduction, d’un tel effacement des complexités, c’est une mobilisation à la fois tapageuse et fragile. Dès que la complexité, qui ne peut pas manquer de se rappeler à nous, va resurgir, les gens qui ont un moment adhéré sincèrement à cette mobilisation vont comprendre qu’ils ont été trompés par des discours de propagande et se retirer.

Il y a déjà une force armée sur place, certes peu importante, mais est-ce qu’une des solutions ne viendrait pas du renforcement de cette force de l’Union africaine et à quelles conditions serait-elle possible ?

Elle serait possible à la condition qu’elle soit voulue. Parce que cette force est acceptée, les Soudanais ont du mal à refuser que d’autres pays africains ou que les même pays africains renforcent leur contribution. D’une certaine manière, l’affaiblissement diplomatique du pouvoir soudanais se manifeste aussi par cette acceptation de principe d’un renforcement du contingent de l’Union africaine. Nous sommes un certain nombre à demander qu’on joue la carte de ce contingent, à rappeler son existence, à rappeler qu’au début de son intervention en 2004, il a été efficace. Il n’a certes pas empêché la guerre, mais il a protégé des villages, a aidé à des regroupements. Ces troupes ont parfois enrayé des montées en puissance de l’affrontement, se sont posées en négociateurs ou en forces dissuasives à certains moments, mais l’extension et la fragmentation du conflit rendent le terrain inabordable… Donc il faudrait largement renforcer leurs moyens en hommes mais aussi en communication, en logistique, en transmission, etc. Cela suppose un effort financier, un investissement un peu plus important, mais qui ne serait pas énorme. Evidemment, pour tous ceux qui aiment parler en termes de tout ou rien, cette option ne serait pas intéressante parce qu’elle n’aurait pas l’ambition de « mettre fin », elle n’aurait rien d’épique. Ce n’est pas la grande épopée, c’est une tentative de réduire le pire, mais pas d’installer le bien.

Mais il y a d’autres moyens: la Cour pénale pourrait être plus active. Ceci dit elle s’est mobilisée. Il y a aussi des sanctions financières, à prendre à titre individuel contre des dirigeants et des proches du régime qui ont des comptes à l’étranger. Les barons du régime - régime mafieux en même temps qu’islamiste - ont engrangé beaucoup d’argent, ils entretiennent un réseau de complices, de profiteurs, dont les intérêts peuvent être mis en danger, ce qui pourrait retenir leurs ardeurs.

A propos du rôle de la Cour pénale, est-ce qu’il n’y a pas le danger que ce soit contre- productif ? En Ouganda par exemple, il y a des débats sur les effets des mandats d’arrêt qui touchent plusieurs chefs rebelles qui ne veulent pas participer aux négociations de paix.

C’est un problème important. Il faut en effet garder à l’esprit les enjeux politiques internes. Les montages extérieurs peuvent endiguer, contenir, mais ne peuvent pas résoudre. Ce qui permettra de résoudre ce conflit, ce sont les négociations : un compromis, une transaction, un partage des responsabilités, bref ce qui fait un traité ayant des chances de tenir. Quand on inculpe, quand on met les dirigeants dos au mur, là encore, on les invite simplement à trancher dans le vif mais pas à faire des compromis, pas à transiger. Donc menacer Omar el Bechir et le groupe dirigeant, c’est prendre le risque de radicaliser. Que justice soit faite et que le monde périsse… On pourrait cependant, mais ça serait difficile symboliquement, faire baisser les enchères en mobilisant la Cour pénale autour de ceux qui commettent les crimes, plutôt que ceux qui les ordonnent. Que ce soit l’acte lui-même et pas l’ordonnancement de l’acte qui soit sanctionné. Le problème c’est qu’une telle démarche va à l’encontre de la conception moderne de la justice selon laquelle la responsabilité majeure est celle du donneur d’ordres, plus que de ceux qui commettent les crimes. Mais une telle approche peut peut-être avoir un effet dissuasif, retenir les gens. Tout chef de milice sait qu’à un moment ou à un autre il peut être abandonné par le pouvoir. Du coup, s’il sent qu’en plus il y a une menace et qu’il va être sacrifié, peut-être prendra-t-il des précautions, et sera- t-il moins violent, moins ardent au combat plus enclin à s’engager dans d’autres voies. La Cour pénale internationale est l’un des instruments, l’un des moyens, une pression virtuelle dont on verra bien les résultats. Ce n’est pas la première fois, comme vous le disiez, que se pose la question de sa finalité pratique : doit-elle être d’abord un instrument de régulation des conflits ou d’application du droit des conflits ? Je penche personnellement pour la première option.

Il me semble que c’est ainsi qu’il faut aborder ce conflit. Imposer la présence de Casques bleus, c’est se condamner à faire la guerre et la perdre. Et c’est aussi ouvrir une boite de Pandore : avec cette idéologie interventionniste, pourquoi ne pas aller rétablir l’ordre au Zimbabwe, pourquoi pas en Irak, il y a encore plus de morts ! Relevons au passage que ce sont à peu près les mêmes qui défendaient l’intervention alliée en Irak en 2003 et qui semblent oublier que l’intervention qu’ils ont promue a provoqué, par le chaos qu’elle a installé, bien plus de morts que ce qu’ils dénoncent au Soudan.

A quel type d’intervention fait-on allusion ? Il ne s’agit pas de renverser le régime…

Non, bien sûr, mais d’une invasion de fait d'une partie du territoire soudanais, excusez du peu. On ne parle pas d’ «intervention armée», d’ «invasion», on parle de «protection», de «sécurisation», en faisant mine d’ignorer que quand on va protéger, sécuriser contre des groupes qui sont en position offensive ça veut dire qu’on est soi-même en position de combat. Qu’il y a des règles d’engagement, des zones de survol, des patrouilles armées qui sont en position offensive, qui nécessairement un moment se font attaquer, contre-attaquent… En fait le cycle somalien tel qu’on a vu et qui serait élargi à la dimension d’un pays bien plus grand, avec des forces bien plus dispersées, une population plus importante. C’est justement en se gardant de tout examen concret de la situation, que l’on peut s’envoler dans de tels projets lyriques.

Alors comment utiliser l’émotion qui a quand même réussi à être créée dans l’opinion publique sur le conflit ? Renforcer l’aide humanitaire ? Quels sont les besoins auxquels il est possible de répondre sur place ?

Je pense que les pressions sur le gouvernement soudanais et ses alliés, mais aussi les pressions sur les mouvements de guérilla qui ne sont pas des gens si faciles que BHL semble le croire, sont sans doute une des choses les plus positives qu’on puisse faire, avec le soutien apporté aussi bien aux agences des Nations unies qu’aux ONG, au dispositif humanitaire, qui répond aux besoins. Il faut le réaménager parce que la situation évolue, mais il n’y a pas besoin de l’augmenter. Il faut le maintenir, l’entretenir. Donc il faut que les fonds, le soutien opérationnel, le soutien financier au dispositif onusien qui vient principalement de l’Union européenne ne fléchisse pas.

Nous avons parlé des autres mesures possibles, je n’y reviens pas, mais j’ajoute que nous devons aussi nous défaire de l’idée qu’il revient aux occidentaux d’imposer l’ordre dans le monde. L’impérialisme, fût-il moral, est un désastre.

Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « Guerre, génocide et intervention internationale. A propos de la campagne "Sauvez le Darfour" », 6 avril 2007, URL : https://msf-crash.org/fr/guerre-et-humanitaire/guerre-genocide-et-intervention-internationale-propos-de-la-campagne-sauvez

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