Deux petites filles passent devant un poste de contrôle à Port-au-Prince en Haïti
Point de vue

Aide internationale: ce qui se passe en Haïti

Rony Brauman
Rony
Brauman

Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie. Engagé dans l'action humanitaire depuis 1977, il a effectué de nombreuses missions, principalement dans le contexte de déplacements de populations et de conflits armés. Président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont "Guerre humanitaires ? Mensonges et Intox" (Textuel, 2018),"La Médecine Humanitaire" (PUF, 2010), "Penser dans l'urgence" (Editions du Seuil, 2006) et "Utopies Sanitaires" (Editions Le Pommier, 2000).

Fabrice Weissman
Fabrice
Weissman

Diplômé de l'Institut d'Etudes Politiques de Paris, Fabrice Weissman a rejoint Médecins sans Frontières en 1995. Logisticien puis chef de mission, il a travaillé plusieurs années en Afrique subsaharienne (Soudan, Erythrée, Ethiopie, Liberia, Sierra Leone, Guinée, etc), au Kosovo, au Sri Lanka et plus récemment en Syrie. Il est l'auteur de plusieurs articles et ouvrages collectifs sur l'action humanitaire dont "A l'ombre des guerres justes. L'ordre international cannibale et l'action humanitaire" (Paris, Flammarion, 2003), "Agir à tout prix? Négociations humanitaires, l'expérience de Médecins sans Frontières" (Paris, La Découverte, 2011) et "Secourir sans périr. La sécurité humanitaire à l'ère de la gestion des risques" (Paris, Editions du CNRS, 2016).

Un an après le séisme de Port-au-Prince, nombre d'observateurs et acteurs mettent en cause l'aide internationale: la reconstruction est encore au point mort, les sans-abri sont toujours dans la même situation et l'épidémie de choléra meurtrière rappelle le piteux état sanitaire du pays. Ce constat global, qui est également celui des Haïtiens, est factuel, au-delà de toute contestation. Pour autant, les responsabilités respectives de l'aide internationale (Etats, ONG et Nations unies considérés dans leur ensemble) et des autorités haïtiennes méritent d'être examinées d'une manière plus détaillée si l'on veut en tirer des leçons pour l'avenir. Les enjeux de l'aide d'urgence post-séisme sont en effet différents de ceux de la (re)construction, tandis que le choléra - autre urgence que le séisme avec lequel il n'a rien à voir - soulève d'autres questions.


L'aide d'urgence

Elle se compose pour l'essentiel de trois éléments: les soins médicaux, les vivres et l'eau potable, et enfin les abris, le tout devant être soutenu par un lourd dispositif logistique, en l'occurrence l'acheminement sur place des équipes et des secours. On en conserve le souvenir d'une grande pagaille, d'une faillite de la coordination tant du point de vue du gouvernement que de celui des Nations unies. S'il est vrai que le plus grand désordre régnait, il n'en reste pas moins que les opérations de secours -soins médicaux d'urgence en particulier- ont démarré dans les premières heures de la catastrophe, ont monté en puissance pendant 15 jours pour atteindre un niveau sans précédent, dans des conditions d'accès difficiles (aéroport détruit, voies d'accès encombrées et endommagées, administrations publiques sinistrées). Des dizaines de milliers de victimes du tremblement de terre ont été soignées dans des conditions d'abord précaires, puis correctes compte tenu du contexte, grâce à l'afflux de dizaines d'équipes médico-chirurgicales.

L'approvisionnement en eau, qui était assuré avant le tremblement de terre par un secteur privé dynamique, s'est très rapidement remis à fonctionner après le 12 janvier grâce notamment au soutien financier d'organisations internationales. Il faut noter que ce retour à la «normale» n'est pas un retour à la «norme» : les quantités disponibles sont limitées et le traitement de l'eau par osmose inverse ne permet pas de prévenir les contaminations ultérieures.

La fourniture et la distribution de vivres ont été chaotiques. Une enquête rétrospective permettrait peut-être de mieux comprendre certaines défaillances pour y remédier mais on peut néanmoins avancer en première approximation qu'elles ont été menées d'une manière acceptable vu l'ampleur et la soudaineté du désastre. Notons que les questions de maintien de l'ordre sont rapidement venues au premier plan des discours publics comme ce fut le cas lors de l'ouragan Katrina de 2005 à la Nouvelle-Orléans. Dans les deux cas, des actes de récupération ou des violences marginales ont été qualifiés de «pillages» et d'«émeutes», montés en épingle comme autant d'appels à un quadrillage militaire dont la nécessité était loin d'être si évidente aux yeux de nombre d'Haïtiens et de membres d'ONG (MSF à tout le moins), et pas plus à ceux des habitants de la Nouvelle-Orléans.

L'obsession de l'ordre, sous couvert de sécurité et d'efficacité, se lit dans nombre de déclarations concernant aussi bien la coordination de l'assistance (découpage des secours en clusters calqués sur les agences de l'ONU) que le déploiement de forces armées (Minustah et armée américaine en l'occurrence). S'il est vrai que l'afflux d'ONG et la multiplication d'initiatives de toutes sortes a ajouté à la pagaille, comme dans toutes les urgences fortement médiatisées et proportionnellement à la médiatisation, il faut alors ajouter que seul un gouvernement décidant autoritairement de filtrer les propositions d'aide peut résoudre ce problème. La Birmanie l'a fait récemment, cela n'a pas été porté à son crédit et on le comprend. «Le fatras est l'autre nom de la liberté», disait Paul Valéry. Quoi qu'il en soit, de très coûteux moyens de coordination et de maintien de l'ordre ont été mis en oeuvre dont on n'interroge pas le bien-fondé, tant les présupposés sur lesquels ils reposent sont tenus pour évidents.

Les abris fournis aux sinistrés représentent le secteur défaillant de l'opération d'urgence. Distribuées tardivement, les tentes et les bâches plastiques fournissent en effet une faible protection contre la pluie et les cyclones, elles ont une espérance de vie limitée (6 mois pour les tentes) et offrent des conditions d'hygiène, d'intimité et de confort incompatibles avec la durée de séjour des sinistrés. L'histoire des catastrophes naturelles rappelle que la définition et la mise en œuvre des politiques de reconstruction (plan d'occupation des sols, appels d'offre, chantiers...) prend au minimum plusieurs années. Les sinistrés réoccupent l'espace et reconstruisent un habitat précaire bien avant que les plans d'urbanisation soient arrêtés. En Haïti, l'absence de cadastre et la faiblesse de la puissance publique laissaient présager une longue période de latence pendant laquelle les sans-abris devraient se débrouiller avec les moyens du bord. Le type d'hébergement proposé par l'aide internationale est inadapté à cette situation. D'autres types de réponse existent -bois et tôles (démontables), préfabriqués ou innovations technologiques-, proposées par UN Habitat, des ONG spécialisées et des cabinets d'études. Ces solutions autorisent un usage flexible des matériaux, permettant aux familles de se réinstaller ailleurs si elles le souhaitent (en raison de la congestion des camps, de l'incertitude foncière, etc.). Ne serait-ce que d'un point de vue de santé publique, nous devons prendre conscience que fournir les moyens de dormir (en particulier lorsqu'il pleut) devrait être un objectif primordial, bien avant la lutte contre d'improbables épidémies.


La (re)construction

Elle n'est pas une affaire de bâti sur un terrain désert mais un ensemble de choix politiques, d'arbitrages et de mises en exécution prenant place dans une société dont les structures et les dynamiques n'ont pas été effacées par le tremblement de terre.

Moins d'un an après le séisme, il n'est pas très surprenant que les chantiers de reconstruction aient à peine ou pas démarré et que la ville reste encombrée de gravas. Il a fallu deux ans pour déblayer les décombres du World Trade Center à New York. Dans les zones touchées par le tremblement de terre de 2009 en Italie, de 2005 au Pakistan ou de 2003 en Iran, la plupart des habitants vivent toujours dans des abris ou des logements précaires dans l'attente de la reconstruction de leur habitat. L'Indonésie qui a réalisé en cinq ans des grands projets d'aménagement du territoire à Aceh (côtes, maisons, routes, écoles, hôpitaux, etc. au point qu'il ne reste aujourd'hui pratiquement aucune trace du passage du tsunami à en croire la presse), fait à cet égard figure d'exception, qui s'explique par le volontarisme de l'Etat central et l'efficacité de son administration. Ces deux éléments font défaut en Haïti. Pour les diplomates des Nations unies, ce double handicap résulte de l'incompétence et de la moralité douteuse du gouvernement Préval. Pour le Ministre de la santé, Larsen, c'est la volonté des Nations unies et des bailleurs (principalement US) d'imposer un modèle de développement néolibéral (par le biais des experts internationaux mandatés auprès du gouvernement) qui explique en partie la paralysie du système. Partisan d'un système de santé inspiré du modèle cubain et reposant sur une offre de soins mixte (public/privé), il se serait vu imposer une politique de développement sanitaire fondée sur la recapitalisation du secteur privé.

Quoi qu'il en soit, le manque de volontarisme et d'efficacité administrative de l'Etat haïtien ne sauraient être palliés par l'ONU. Celle-ci n'a ni la légitimité ni les moyens de se substituer à la puissance publique défaillante et d'administrer pour son compte les politiques de reconstruction (quant bien même ces politiques ne feraient que s'inspirer de l'avis des experts internationaux). Les acteurs de l'aide devraient adapter leurs politiques en conséquence -autrement dit se demander comment améliorer le quotidien des Haïtiens compte tenu des incertitudes qui pèsent sur la reconstruction et non rêver de transformer la société haïtienne à leur place. En résumé, la «République des ONG» dénoncée par de nombreux intellectuels haïtiens est le symptôme et non la cause de la faillite de la puissance publique.


Le choléra

Le bilan au 1er janvier est de 3 600 décès pour 171 000 cas. Précisons d'entrée de jeu que l'épidémie est sans rapport avec le tremblement de terre: elle a démarré dans une région et au sein de populations non affectées par celui-ci et sa propagation a épargné les quartiers de personnes déplacées, frappant les bidonvilles. À l'exception du département du Nord, le nombre de nouveaux cas est en diminution depuis plusieurs semaines et la létalité est désormais inférieure à 2%. Les principaux acteurs de la réponse à l'épidémie ont été les médecins cubains et MSF, prenant en charge plus de 90% des cas.

Il est hautement probable qu'elle soit due à une évacuation intempestive d'excreta infectés en provenance du camp de casques bleus népalais de Mirebalais. Les Nations unies ont décidé le 6 janvier dernier l'envoi d'un groupe d'experts pour déterminer ses origines, suite aux conclusions de l'enquête menée en novembre par l'épidémiologiste français Renaud Piarroux. Selon que l'on confirme l'origine importée ou climatique, les moyens et les chances d'éliminer le choléra de l'île seront différents. En tout état de cause, il importe de souligner la faiblesse de la réaction internationale et les défaillances du dispositif de suivi épidémiologique de l'OMS.

Les problèmes d'assainissement en Haïti sont majeurs et ne datent pas du tremblement de terre. Les sinistrés ont bénéficié dans l'ensemble de l'installation de latrines et de traitement des eaux usées inexistants dans les bidonvilles épargnés par la secousse. Le fait que les camps aient été beaucoup moins touchés par l'épidémie tend à confirmer la relative efficacité des mesures d'assainissement, le meilleur statut nutritionnel des sinistrés pouvant aussi expliquer leur plus grande résistance. Mais ce qui était réalisable avec les moyens de l'urgence dans les camps de sinistrés ne l'était pas dans les bidonvilles. Toutefois, quelles que soient les causes spécifiques de l'épidémie et les mesures de santé publique qui seront prises (information, vaccination, centres de soins), il importe de se rappeler que le choléra ne disparaîtra qu'avec la mise en place de stations d'épuration de l'eau et un contrôle sanitaire de sa distribution, objectifs auxquels l'aide extérieure peut activement contribuer mais qu'elle ne peut assurer elle-même.

En résumé, l'aide d'urgence a rendu de très grands services aux victimes du séisme et peut donc être considérée comme un «succès», à l'exception de la fourniture d'abris inadaptés. La stagnation de la reconstruction, source d'immenses difficultés pour les sinistrés, est à mettre sur le compte de l'ampleur de la tâche et de la faiblesse des structures publiques haïtiennes que l'aide internationale n'est pas en mesure de compenser.

Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, Fabrice Weissman, « Aide internationale: ce qui se passe en Haïti », 14 janvier 2011, URL : https://msf-crash.org/fr/blog/catastrophes-naturelles/aide-internationale-ce-qui-se-passe-en-haiti

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