Des hommes discutent dans une rue inondée de Nowshera au Pakistan
Point de vue

Surenchère compassionnelle et sécuritaire au Pakistan

Fabrice Weissman
Fabrice
Weissman

Diplômé de l'Institut d'Etudes Politiques de Paris, Fabrice Weissman a rejoint Médecins sans Frontières en 1995. Logisticien puis chef de mission, il a travaillé plusieurs années en Afrique subsaharienne (Soudan, Erythrée, Ethiopie, Liberia, Sierra Leone, Guinée, etc), au Kosovo, au Sri Lanka et plus récemment en Syrie. Il est l'auteur de plusieurs articles et ouvrages collectifs sur l'action humanitaire dont "A l'ombre des guerres justes. L'ordre international cannibale et l'action humanitaire" (Paris, Flammarion, 2003), "Agir à tout prix? Négociations humanitaires, l'expérience de Médecins sans Frontières" (Paris, La Découverte, 2011) et "Secourir sans périr. La sécurité humanitaire à l'ère de la gestion des risques" (Paris, Editions du CNRS, 2016).

Comparés aux survivants du Tsunami ou du tremblement de terre à Haïti, les rescapés des moussons torrentielles qui se sont abattues sur le Pakistan font moins recette. Trois semaines après le début de la catastrophe, le bureau de coordination des affaires humanitaires de l'ONU recense moins de 30 millions de dons privés contre plus de 180 millions à la même époque pour Haïti. En France, les organisations humanitaires ayant lancé un appel aux dons ont récolté des sommes très modestes - moins de 30 000 Euros pour Action contre la faim et environ 90 000 Euros pour la Croix rouge française.

Journalistes et humanitaires s'interrogent sur les raisons de ce désintérêt et avancent une série d'explications : les médias n'en font pas assez, les vacances estivales sont peu propices aux mobilisations collectives, la répétition des catastrophes naturelles créé un phénomène de lassitude, les opérations de secours sont peu spectaculaires et la catastrophe beaucoup moins létale que les précédentes. Enfin, « pays-musulman-gangréné-par-le-terrorisme-et-la-corruption » (selon le cliché médiatique consacré), le Pakistan aurait « mauvaise réputation ».

De fait, si elle n'explique pas tout, la répétition de stéréotypes racistes et islamophobes dans les débats publics sur le Pakistan ne peut qu'inviter les donateurs privés à l'indifférence. Régulièrement réduite aux figures repoussoirs du « barbu » et de la « femme voilée », la population pakistanaise suscite d'autant moins d'empathie que son gouvernement ne serait pas étranger aux revers militaires de l'OTAN en Afghanistan. Certains commentateurs vont jusqu'à justifier l'absence de solidarité avec les victimes des inondations : « l'intégrisme islamiste et le nationalisme agressif du régime sont très largement partagés dans la population. C'est ce consensus amoral que le peuple pakistanais paye aujourd'hui », soutenait récemment le journaliste Marc Cohen.

Face à ce qu'elles décrivent pudiquement comme un « déficit d'image » du Pakistan, ONG et agences des Nations unies sont tentées de dramatiser à outrance la situation espérant ainsi « réveiller les consciences » des donateurs. C'est la voie dans laquelle s'est engagée l'Organisation des Nations unies, dont le Secrétaire-général prédit une « seconde vague de mortalité » si les caisses de l'ONU et celles des ONG ne sont pas renflouées.

Ces prédictions sont très discutables. Malgré la faible mobilisation internationale initiale, la réponse de l'armée, du ministère de la santé, des administrations, de la société et des organisations locales pakistanaises a été vigoureuse et relativement efficace compte-tenu des circonstances. Des efforts importants ont été déployés par les pouvoirs publics et la société pour évacuer les personnes menacées par les eaux, leur fournir un hébergement d'urgence et des vivres, rétablir les communications terrestres, relancer les services publics (santé, électricité, etc.), surveiller et répondre aux épidémies. Les limites de l'aide gouvernementale - réelles, vue l'ampleur de la catastrophe, et à l'origine de nombreuses protestations - sont en partie palliées par les ONG étrangères et surtout pakistanaises, parmi lesquelles des organisations confessionnelles musulmanes dont les ambitions politiques ou prosélytes sont pour la plupart de nature comparables à celles de leurs homologues chrétiennes. Trois semaines après le début des inondations, la situation est toujours critique, en particulier dans les zones doublement affectées par la guerre et les inondations, toujours interdites d'accès aux organisations internationales. Mais l'un des principaux obstacles au déploiement de l'assistance est la destruction de 70% des ponts et routes dans les zones affectées - défi que ni les ONG ni l'ONU n'ont à l'évidence les moyens de relever, quel que soit leur niveau de financement.

Or, la relative efficacité des secours d'urgence prodigués avec une aide pour l'heure limitée de l'Occident suscite à son tour l'inquiétude des Nations unies et des médias occidentaux ! A l'instar d'autres éditorialistes de la presse française, Laurent Joffrin trouve « gênant » que « l'aide en provenance des organisations musulmanes l'emporte de loin sur celle qui émane d'autres ONG. » L'envoyé spécial des Nations unies au Pakistan, Jean-Maurice Ripert met en garde contre les effets politiques d'un faible déploiement de l'aide internationale dont « les militants [islamistes] » pourraient profiter «pour marquer des points». Autrement dit, si pour certains la morale nous dispense d'assister «les barbus» et les «femmes voilées», l'intérêt nous dicte de surmonter nos réticences afin de faire barrage à la «menace islamiste» !

Comme dans toute catastrophe naturelle, l'assistance aux victimes pakistanaises constitue un enjeu politique. A l'instar de l'armée et des partis politiques pakistanais, l'ONU et les bailleurs de fonds ne font pas mystère de leur intention d'utiliser l'aide aux sinistrés pour engranger des bénéfices stratégiques : «Si nous faisons ce qu'il faut, non seulement ce sera bien pour les gens dont nous sauverons la vie, mais aussi pour l'image des Etats-Unis au Pakistan», expliquait récemment le représentant spécial de Barack Obama pour l' «Af-Pak», Richard Holbrooke. Soulignons cependant que distribuer une bâche plastique, de l'eau potable et de la farine ne saurait en soi conduire à la conversion massive de la population pakistanaise au jihadisme salafiste ou à la démocratie de marché. L'échec de l'OTAN en Afghanistan rappelle si besoin les limites de l'enrôlement du système de l'aide dans la guerre psychologique.

Cette course pour «gagner les cœurs et les esprits» des victimes pakistanaises n'a pas que des effets négatifs, à en juger par le professionnalisme de nombreux acteurs de secours gouvernementaux et non-gouvernementaux et par la promesse d'une aide généreuse des Etats et des organisations internationales. Mais cette extrême politisation de l'assistance est également porteuse d'un double risque : celui d'une discrimination entre les victimes en fonction de leur allégeance politique ; et celui d'une concurrence violente entre acteurs politiques pour la distribution et le contrôle des secours. C'est pourquoi il est important que se déploie également une aide humanitaire impartiale disposant d'une réelle autonomie vis-à-vis des acteurs politiques et notamment des bailleurs de fonds. Le soutien des donateurs privés est à cet égard fondamental. Mais les acteurs humanitaires ne sauraient l'obtenir à coup de surenchères médiatiques prédisant une «seconde vague de mortalité» ou agitant la «menace islamiste», sans renoncer à leur raison d'être : secourir selon les besoins, non selon les fantasmes.

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Pour citer ce contenu :
Fabrice Weissman, « Surenchère compassionnelle et sécuritaire au Pakistan », 30 août 2010, URL : https://msf-crash.org/fr/blog/catastrophes-naturelles/surenchere-compassionnelle-et-securitaire-au-pakistan

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