Un camp inondé au Soudan
Analyse

La médecine internationale en temps de crise

Rony Brauman
Rony
Brauman

Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie. Engagé dans l'action humanitaire depuis 1977, il a effectué de nombreuses missions, principalement dans le contexte de déplacements de populations et de conflits armés. Président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont "Guerre humanitaires ? Mensonges et Intox" (Textuel, 2018),"La Médecine Humanitaire" (PUF, 2010), "Penser dans l'urgence" (Editions du Seuil, 2006) et "Utopies Sanitaires" (Editions Le Pommier, 2000).

Références: Epidémiologie des désastres, document interne MSF. Prevention of excess mortality in refugee and displaced populations in developing countries, M. J. Toole, R. J. Waldman, JAMA, June 27, 1990, vol. 263, No24 . Médecins Sans Frontières, liste des kits de matériels disponibles, document interne MSF. Populations réfugiées: priorités sanitaires et conduites à tenir, Alain Moren et al., à paraître dans la Revue du Praticien.

Pour plus de simplicité, nous distinguerons, dans les crises aiguës, les catastrophes naturelles de celles provoquées par l'homme.

Les catastrophes d'origine humaine sont, pour l'essentiel, les accidents industriels et technologiques, dont les conséquences sont de plus en plus tragiques, comme le montrent les accidents de Bophal, Mexico, Seveso, Three Mile Island, Tchernobyl… La mise en route de secours exige une préparation technique spécifique. Les organisations non gouvernementales ont le plus grand mal à être pleinement opérationnelles sur ces terrains en raison de l'absence d'information disponible sur les produits ou sous-produits éventuellement toxiques qui sont utilisés dans les entreprises.

En ce qui concerne les catastrophes naturelles, les tremblements de terre représentent la cause majeure de mortalité (Chine 1976: 665.000 morts, Guatemala 1976: 22.800 morts, Arménie 1988: 25.000 morts), loin devant les cyclones, associés ou non à un raz de marée, dont les effets sont généralement plus limités. A l'exception de certaines régions au peuplement côtier très dense comme le Bangladesh, où ils sont alors particulièrement dévastateurs.

Lorsque surviennent de telles catastrophes, les intervenants médicaux expatriés ont une utilité très limitée : beaucoup de victimes sont malheureusement déjà mortes. Le nombre de blessés est très faible, absorbable par les structures médicales locales qui sont plus souvent submergées par la gestion des secouristes que par celle des blessés ! Quant aux épidémies, si elles sont toujours évoquées -en particulier choléra et typhoïde-, elles ne sont heureusement jamais présentes.

En revanche, une aide aux sinistrés sans-abri (essentiellement en leur fournissant des abris provisoires et en facilitant l'approvisionnement en eau potable et parfois l'évacuation de populations isolées) est vitale. Ce soutien paraît simple mais exige une logistique rapide et absolument indépendante. Faute de quoi, elle n'est qu'un fardeau supplémentaire pour les autorités, et non une aide pour la population. Pour être rapide, efficace et autonome, il faut disposer de stocks de matériel préparé sous forme de modules permettant un emploi immédiat.

Au chapitre des crises chroniques les sécheresses et les conflits arrivent en tête. Les situations de disette, voire de famine localisée, liées à une sécheresse ont de dramatiques conséquences sur la santé de la population touchée. Les organisations de secours médical mettent donc en place des centres de nutrition qui vont de la distribution de nourriture complémentaire à la "renutrition" intensive. L'évaluation initiale et le suivi de l'état nutritionnel de la population sont indispensables, de façon à inciter, si la situation semble inquiétante, les décideurs nationaux ou internationaux à assurer les distributions générales de nourriture sans lesquelles les centres de nutrition n'ont aucun sens.

Mais ce sont sans doute les conflits armés qui représentent, pour les organismes humanitaires, le théâtre d'intervention le plus important. Du point de vue médical, ils ont pour conséquence :

-a- la désorganisation des structures de santé existantes, toujours en mauvais état, souvent désertées pour des raisons bien compréhensibles par le personnel local.

-b- d'importants mouvements de population, spontanés ou provoqués, ces derniers posant parfois de difficiles problèmes éthiques aux intervenants.

-c- l'apparition de foyers plus ou moins importants de famine. La très grande majorité des famines de ce siècle, et toutes les famines de ces quinze dernières années, sont étroitement liées à des conflits et à l'utilisation de la nourriture comme une arme de guerre.

L'absence ou le manque de personnel local dans les structures sanitaires impose d'installer, dans les zones de guerre, des équipes médicales ou médico-chirurgicales de substitution. Elles œuvrent dans des conditions généralement très difficiles, parfois dans la clandestinité, avec passage illégal de la frontière, ce qui complique encore les problèmes logistiques. Le plus souvent, elles sont présentes ouvertement, ce qui ne diminue pas nécessairement les risques, mais simplifie relativement les problèmes d'approvisionnement et de relève des volontaires.

L'intervention médicale humanitaire dans un contexte de conflit pose de lourds problèmes d'ordre politique, médical et logistique. L'une ou l'autre des parties au conflit peut chercher à tirer un avantage politique ou militaire de la présence d'équipes médicales expatriées : outre le caractère notoirement indépendant et impartial de l'organisme intervenant, il faut un responsable d'équipe expérimenté, familiarisé avec les problèmes du pays et les questions de droit humanitaire, capable de négocier avec autorités officielles et groupes armés. Sur le plan médical, les rotations relativement rapides d'équipes chirurgicales rendent particulièrement importante la standardisation des techniques et du matériel. La logistique, enfin, requiert une très grande rigueur : les problèmes de sécurité imposent de limiter les déplacements, donc les approvisionnements. Il faut par conséquent disposer de listes préétablies limitatives, d'un système efficace de gestion de stocks et d'un réseau de radio-communications très performant.

Déplacements de population et exodes sont les conséquences systématiques des conflits armés. Ils concernent actuellement 30 millions de personnes dans les pays en développement. C’est principalement pour être capable d'apporter un réel secours aux très nombreuses victimes de ces exodes qu’ont été mises au point les techniques de la médecine de crise, dans laquelle l’épidémiologie et la logistique jouent les premiers rôles. Là encore, il faut distinguer une phase d’urgence de quelques semaines, à l’arrivée des personnes déplacées et une phase chronique après leur établissement qui peut malheureusement durer des années.

Pendant la phase d'urgence, marquée par une mortalité très élevée, l’intervention repose sur une première évaluation qui doit être très rapide et répondre à 4 questions primordiales : historique du déplacement, structure de la population, ressources disponibles et problèmes de santé publique.

- L’historique (existence d’une famine dans la région d’origine, marche forcée pour parvenir à la zone de réinstallation) permet de cerner l’état de santé général de la population à son arrivée.

- Le nombre et la structure de la population, en particulier la distribution par âge, permettent d’identifier les classes d’âge ayant le plus souffert, de mettre en place la surveillance épidémiologique et de calculer les besoins généraux en alimentation et fournitures générales (abris, couvertures, ustensiles de cuisine…). Lorsque l’enregistrement des réfugiés à leur arrivée est impossible (comme ce fut le cas lors du récent exode des Kurdes), les épidémiologistes ont recours à une cartographie du site d’installation et déterminent, par une technique de sondage, le nombre moyen de personnes par abri.

- Dans l'évaluation des ressources matérielles doivent être pris sérieusement en compte les conditions d’hébergement et les conditions sanitaires, l’approvisionnement en nourriture et en eau. L'organisation de l'habitat doit être conçue pour éviter les concentrations susceptibles de favoriser les épidémies : rougeole, méningites, typhus, diarrhées infectieuses, choléra sont plus fréquents et plus sévères lorsque la densité de population est élevée. Si l'on peut choisir le site d'installation des déplacés ou réfugiés, mieux vaut ainsi opter pour de petits camps (moins de 10.000 personnes) et prévoir 30 m2 par personne (en utilisant, lorsque c’est possible, les matériaux de construction disponibles localement). Un trou à ordures par famille et une latrine pour 20 personnes doivent être creusés. Il faut prévoir 20 litres d’eau potable par personne et par jour stockées dans des citernes en plastique pour la purification et la distribution, remplies par camions en attendant les forages ultérieurs. La qualité de l’eau doit être régulièrement vérifiée avec le matériel d’utilisation simple disponible aujourd’hui. La ration alimentaire doit être de 1 900 kilocalories, avec un régime équilibré, incluant un maximum d'aliments locaux.

Des médecins de santé publique, des logisticiens, des techniciens d’assainissement sont donc indispensables pour mener à bien ces tâches.

Dans les regroupements précaires de populations déplacées ou réfugiées, on rencontre classiquement 5 pathologies majeures : rougeole, diarrhées, infections respiratoires aiguës, paludisme et malnutrition. La vaccination de masse, la mise en place de centres de réhydratation orale et dispensaires curatifs permettent d'apporter une solution aux 4 premières. Elles exigent là aussi un matériel et des méthodes précises et éprouvées. La pathologie nutritionnelle, cause et/ou conséquence du déplacement, doit être évaluée spécifiquement par sondage.

La surveillance épidémiologique doit se mettre en place très rapidement pour permettre à l'équipe médicale de s'adapter à l’évolution des besoins et de tirer le signal d'alarme dès l'apparition d’une épidémie. Le taux brut de mortalité quotidien est l’indicateur le plus utile, le seuil de gravité étant de 2 décès pour 10.000 personnes et par jour. Le passage de la mortalité vers des taux comparables à ceux du pays d’origine ou d’accueil marquent le début de la phase chronique.

Une fois la période d'urgence passée, la surveillance épidémiologique à long terme doit éviter de tomber dans l'écueil d'une routine aveugle et de repérer rapidement les signaux d’alerte éventuels. Elle n’est elle-même pas dénuée de risques : la masse d’informations ainsi draînée rend plus difficile la hiérarchisation des événements. En tout état de cause, la présence médicale, qui demeure indispensable, doit être allégée dans cette phase chronique. Le seul problème constant de cette phase est la dégradation de l’environnement (déboisement, assèchement des puits) qu'entraîne l'installation massive de déplacés ou réfugiés. Seul un effort international de grande envergure peut contribuer à l'atténuer.

La médecine de crise a défini, ces dernières années, des méthodes particulières désormais bien définies et standardisées. Leur objectif est d’atténuer les souffrances des victimes et de diminuer la mortalité. Elle repose sur un encadrement humain expérimenté, une préparation soigneuse des équipements et une logistique performante (transports, communication, approvisionnement et maintenance). Pour les populations déplacées et réfugiées, auxquelles est destinée en premier lieu cette médecine de crise, l’épidémiologie et la santé publique jouent un rôle essentiel en identifiant les problèmes et leur évolution, ainsi qu'en élaborant des réponses rapides et adaptées. Ces progrès opérationnels, qui ont amélioré considérablement la qualité des secours médicaux dans les situations de crise, font paradoxalement ressortir les difficultés politiques auxquelles se heurtent les équipes humanitaires : indifférence croissante de la communauté internationale au sort des réfugiés, obstacles entravant l’acheminement des aides vers les populations déplacées, utilisation par les autorités des moyens de l’aide pour servir leurs objectifs politiques, absence trop fréquente, dans les situations de déplacement interne, de coordination efficace et neutre.

Au-delà des indispensables efforts qui doivent être encore faits dans le domaine technique, ces questions sont des priorités pour l'ensemble des organismes impliqués dans l'aide humanitaire.

 

Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « La médecine internationale en temps de crise », 1 octobre 1995, URL : https://msf-crash.org/fr/medecine-et-sante-publique/la-medecine-internationale-en-temps-de-crise

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