Paysage, territoire palestinien occupé
Point de vue

Une passion française

Rony Brauman
Rony
Brauman

Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie. Engagé dans l'action humanitaire depuis 1977, il a effectué de nombreuses missions, principalement dans le contexte de déplacements de populations et de conflits armés. Président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont "Guerre humanitaires ? Mensonges et Intox" (Textuel, 2018),"La Médecine Humanitaire" (PUF, 2010), "Penser dans l'urgence" (Editions du Seuil, 2006) et "Utopies Sanitaires" (Editions Le Pommier, 2000).

Si la place occupée par une guerre dans les médias était indexée sur le nombre de morts, le conflit israélo-palestinien serait relégué loin derrière la Tchétchénie, le Congo Kinshasa, la Colombie et quelques autres. Pourquoi tient-il alors si souvent la « une » ? Pourquoi sommes- nous invités à suivre jour par jour les périphéries d’une histoire par ailleurs désespérément répétitive ? Pour les défenseurs obstinés de la politique israélienne, l’omniprésence médiatique du conflit du Proche-orient servirait d’abord à alimenter une critique systématique à l’encontre d’Israël, elle-même reflet d’une nouvelle haine anti-juive.

Dans un livre très informéIsraël Palestine, Une passion française, Denis Sieffert, La Découverte, 2004., Denis Sieffert propose une tout autre lecture de ce phénomène. Il y a bien une « passion française » à l’œuvre, qui explique les vibrations singulières induites dans notre pays par ce conflit. L’histoire des juifs en France d’une part, l’histoire coloniale de la France d’autre part en fournissent les ressorts primordiaux et c’est principalement à celle-ci que s’intéresse l’auteur. L’enthousiasme pro-israélien de la France, et tout particulièrement des socialistes français se nourrit de l’image des pionniers kibboutznik et de l’idéal égalitaire qu’ils incarnent, dans l’ignorance tout impériale de l’existence d’une société palestinienne indigène. L’ardeur avec laquelle la SFIO d’avant-guerre soutenait la cause sioniste la conduisit même à approuver le rejet du suffrage universel en Palestine voulu par les Britanniques et refusé par les organisations sionistes pour cause de « déséquilibre démographique ». Plus tard, la même SFIO fit du nationalisme arabe un ennemi public : il s’agissait d’affaiblir Nasser, pour son soutien à l’indépendance de l’Algérie. Seul le PSU, créé pour soutenir les combats anticolonialistes, s’engageait alors d’un même mouvement pour l’indépendance algérienne et pour une solution binationale au conflit israélo-palestinien. A l’instar des Israéliens, la IVème République se représentait le leader égyptien sous les traits d’un nouvel Hitler. Un combat commun contre les supposés successeurs du Reich, palestiniens, nassériens et assimilés, rapprochait l’imaginaire de la France coloniale confrontée aux indépendantistes algériens et celui d’Israël face aux Palestiniens.

Après la guerre des Six jours, avec l’occupation de la Cisjordanie et de Gaza, l’image du pionnier laïc laisse place, peu à peu, à celle du colon religieux tandis que pour une bonne partie des juifs de France jaillit de cette guerre « une sorte de citoyenneté franco-israélienne ». Les relations entre le sionisme et la république, jusqu’alors harmonieuses, vont se tendre, dans le contexte de l’émergence d’un discours fondant une nouvelle identité juive sur la mémoire de la Shoah et le lien avec Israël. Pour les tenants de cette identité-là, le ressentiment vis-à-vis d’une France qui a choisi Pétain et d’une Europe qui a engendré Auschwitz gagne du terrain et se mêle indistinctement à un discours israélien utilisant cette mémoire pour disqualifier toute critique à son encontre. Ce discours n’a fait que se radicaliser depuis le début de la seconde Intifada, face aux attentats-suicides et au saccage des territoires palestiniens par l’armée israélienne.

Quant aux actes anti-juifs apparus ces dernières années en France, loin de les ignorer et de les excuser, Denis Sieffert les resitue dans le contexte de violences sociales et racistes en hausse, appelant à juste titre les organismes antiracistes à casser les logiques identitaires et à récuser toute hiérarchisation pour se réunir sous des mots d’ordre communs.

Sieffert nous montre que ce conflit n’est pas « importé » en France par une presse irresponsable ou judéophobe, mais que la question des droits nationaux du peuple palestinien face à un Etat juif résonne profondément avec notre propre histoire. Là se trouve la raison de son statut particulier dans notre imaginaire national. Il n’y a donc aucune raison de penser que cette passion s’éteindra avant la fin du conflit.

Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « Une passion française », 1 novembre 2004, URL : https://msf-crash.org/fr/guerre-et-humanitaire/une-passion-francaise

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