Ombre d'un enfant en train de jouer
Point de vue

Les Droits de l’homme, une idée universaliste

Rony Brauman
Rony
Brauman

Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie. Engagé dans l'action humanitaire depuis 1977, il a effectué de nombreuses missions, principalement dans le contexte de déplacements de populations et de conflits armés. Président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont "Guerre humanitaires ? Mensonges et Intox" (Textuel, 2018),"La Médecine Humanitaire" (PUF, 2010), "Penser dans l'urgence" (Editions du Seuil, 2006) et "Utopies Sanitaires" (Editions Le Pommier, 2000).

«Par leur énoncé même, les droits de l'homme - ou droits humains comme les nomment les ONG - s'affirment universels : leur référence est l'humanité prise comme un tout, dont chaque membre vaut tous les autres, du simple fait de son appartenance à la famille humaine. Les droits de l'homme sont universels, donc, ou ils ne sont pas. Ces lignes sont écrites au moment où des manifestants risquent leur vie dans les rues de Téhéran pour faire reconnaître leur vote, comme d'autres avant eux dans de nombreux pays sur tous les continents, attestant la vitalité et l'ubiquité de la revendication démocratique.

Prendre acte de cette évolution positive, se sentir solidaire de telles aspirations ne dispense cependant pas de s'interroger sur le contenu et les usages du discours des droits de l'homme. Rappelons-nous dans un premier temps que la Déclaration universelle de 1948 fut adoptée par des États qui en contredisaient pratiquement l'application mais aussi les fondements. Les puissances coloniales aussi bien que les régimes communistes régnaient sur des populations à qui ils contestaient les droits que leurs représentants avaient accepté par consensusQuarante-huit États avaient voté pour, huit s'étaient abstenus : URSS, Biélorussie, Ukraine, Pologne, Tchécoslovaquie, Yougoslavie, Afrique du Sud et Arabie saoudite., la ségrégation raciale était en vigueur aux États-Unis et Staline au pouvoir à Moscou. “Protéger tout l'homme et protéger les droits de tous les hommes”, selon le résumé qu'en faisait René Cassin, son principal rédacteur, relevait plus, pour les signataires, de la conjuration des atrocités nazies que d'un engagement pour eux-mêmes. Au demeurant, pendant la guerre froide, chaque camp puisait dans la Déclaration les articles qui lui permettaient de condamner l'adversaire, les droits “réels” du bloc socialiste étant invoqués pour disqualifier les droits “formels” du camp libéral. Les droits sociaux et économiques étaient opposés aux droits civils et politiques, faisant des droits de l'homme le terrain de l'affontement idéologique Est-Ouest, chaque bloc ayant vocation à incarner l'universalité, celle de la liberté dans un cas, celle de la justice sociale dans l'autre.

La guerre froide appartient à l'histoire et la tension entre “droits de” et droits à”, sans être révolue, n'est plus un marqueur idéologique. Dans la nouvelle configuration politique l'ambiguïté du discours des droits de l'homme n'est pas levée pour autant. Elle l'est d'autant moins que son registre ne cesse de s'étendre, tandis que se confrontent de nouvelles acceptions. Droit au développement, à l'environnement, à la culture, mais aussi droits de l'enfant, droits de la femme s'additionnent comme autant d'exigences fondées sur des valeurs fondamentales et des aspirations apparemment irrécusables. Cette multiplication des droits est décrite par les ONG spécialisées comme un progrès dont il faut à tout prix défendre les acquis. On reste sceptique, tant au vu du flou qui entoure la notion même de droits fondamentaux que devant la signification juridique conférée à des notions renvoyant à la raison pratique mais soustraites, du fait de leur statut d'impératif moral, à l'histoire et à la délibération sociale. On ne discute pas la morale, on la brandit. C'est sur ce registre de l'injonction que se rejoignent les tenants de l'universalisme et leurs adversaires culturalistes, chaque camp revendiquant pour lui l'authenticité de sa morale, la seule qui vaille. Les valeurs culturelles, religieuses, nationales, sont invoquées pour renvoyer le discours universaliste à ses origines locales et à son histoire impériale, disqualifiant ses prétentions totalisantes pour mieux souligner son caractère instrumental. Position de limitation du pouvoir et de protection des hommes, le discours des droits de l'homme est tout autant un discours de pouvoir et de confrontation idéologique.

Faut-il désespérer de trouver un esperanto moral, une vision minimaliste commune à l'humanité qui ne traduirait aucun intérêt particulier, ne serait le produit d'aucune culture spécifique ? À chacun d'en décider. Pour le philosophe Michael Walzer, en tout cas, ce minimalisme ne peut être “ni objectif, ni inexpressif” en ce qu'il puise nécessairement sa signification dans un contexte donnéMichael Walzer, Morale maximale, morale minimale, Bayard, 2004. Les manifestants de Téhéran expriment un rejet de la dictature que chacun, en dehors de l'Iran peut ressentir, leurs mots d'ordre étant universellement compréhensibles. Où que nous soyons, nous éprouvons la justesse de cette protestation. Nous la rapprochons d'autres marches pour les droits, d'autres soulèvements contre la violence et l'arbitraire et nous défilons par l'imagination à leurs côtés. Mais cette communauté universelle n'est qu'une image, précisément, car un tel regroupement ne saurait exister que pour un temps limité. Lorsque d'autres questions telles que les relations avec les nations voisines, le statut des femmes ou l'accès à l'éducation entrent en jeu, l'universalisme cède le pas devant l'expérience singulière. Toute société humaine, écrit Walzer, est “universelle en ce qu'elle est humaine et particulière en ce qu'elle est une société”, ajoutant que c'est dans ce dualisme, auquel nous ne pouvons nous soustraire, qu'il faut penser les questions de la morale et des droits de l'homme. Pour le dire autrement, le “droit d'avoir des droits”, fondement d'une communauté politique agissante (Hannah Arendt), se déduit de l'appartenance au genre humain mais n'est garanti que par le statut de citoyen. Il ne relève pas d'une ingéniérie juridique ou d'expéditions punitives, mais de l'action collective, du travail des sociétés sur elles-mêmes. Il se fonde dans la pluralité humaine, ce que tend à effacer la vision “droit-de-l'hommiste” du monde.

Alors que les manifestations contre la guerre en Irak battaient leur plein, au printemps 2003, George Bush, en visite à Londres, déclarait : “ Vous voyez, c'est pour ça que nous nous battons, pour que ce que font les gens ici - manifester contre la politique de leur gouvernement - soit aussi possible en Irak. “ Si d'autres motifs, moins nobles, ont entraîné les États-Unis dans cette désastreuse aventure, rien n'autorise à penser que celui-ci n'était qu'une invocation opportuniste. Une majorité d'Irakiens accueillirent d'ailleurs favorablement, dans un premier temps, l'intervention américaine qui les libérait de la dictature baassiste. On connaît la suite, que les néoconservateurs et leurs homologues français partisans du “droit d'ingérence” n'avaient pas imaginée, faute de comprendre la réalité de la dualité qu'analyse Walzer.

Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « Les Droits de l’homme, une idée universaliste », 1 octobre 2009, URL : https://msf-crash.org/fr/droits-et-justice/les-droits-de-lhomme-une-idee-universaliste

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