Une équipe de Médecins Sans Frontières dans les rues d'Aden au Yemen
Analyse

Préface à l’ouvrage "Journal de guerre"

Rony Brauman
Rony
Brauman

Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie. Engagé dans l'action humanitaire depuis 1977, il a effectué de nombreuses missions, principalement dans le contexte de déplacements de populations et de conflits armés. Président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont "Guerre humanitaires ? Mensonges et Intox" (Textuel, 2018),"La Médecine Humanitaire" (PUF, 2010), "Penser dans l'urgence" (Editions du Seuil, 2006) et "Utopies Sanitaires" (Editions Le Pommier, 2000).

Quand la guerre déborde sur tous les fronts, quand la violence finit par s’auto-alimenter, quand l’arrogance des vainqueurs rajoute encore à l’humiliation des vaincus, apparaissent des hommes, des femmes qui résistent. Comme résistent ces médecins et infirmiers rencontrés sur tous les théâtres de guerre qui, envers et contre tout, malgré les dangers et la pénurie, restent à leur poste quand tous les autres s’en vont: c’est auprès d'eux, chirurgiens bosniaques ou libériens, sage- femmes somaliennes, médecins cambodgiens, sri-lankais ou afghans que travaillent les équipes humanitaires venues sur place pour quelques mois.

Zlatko Dizdarevic et les journalistes d’Oslobodjenje sont de ces hommes-là, de ceux qui ne plient pas sous le joug de la guerre, refusant que la vérité puisse être un “terrain occupé”, que la haine propagandiste se substitue à l’information libre. “Dans ce journal, écrit avec superbe Zlatko après l’incendie de l’immeuble qui l’abritait, il y aura toujours tout ce qui suscite la haine des idiots, et plus rien de ce qu’ils peuvent détruire”. Le bâtiment, “blessé et ensanglanté, mais debout”, symbolise la Bosnie où l’on apprend à collecter l’eau de pluie, à économiser les piles pour écouter les bulletins d’information, à récupérer les phares et les batteries des voitures éventrées, à identifier les projectiles et à évaluer leur zone d’impact. Il est l’emblème de cette Bosnie métissée où l’on retrouve aussi, nous dit-il, le plaisir de chanter ensemble.

Ce qui fait le prix de ce “Journal de guerre”, c’est l’émotion et la lucidité qui le parcourent de bout en bout, c’est le cheminement d’un homme sans complaisance qui découvre, par delà les illusions et les amitiés brisées par la guerre, “les gens de bien éparpillés dans la cohorte des idiots”. C’est la tranquille profession de foi d’un homme, d’une équipe, qui résistent aux sollicitations de la haine communautaire, au vertige de la violence ethnique. Mais c’est aussi, et peut-être surtout, la mise à jour de la forme la plus achevée de l’indifférence ou du renoncement: le cynisme humanitaire, ou la politique des bons sentiments, qui justement nous dispense de sentiments en leur substituant de fugitives émotions rapidement enfouies sous un amoncellement d’images apaisantes. Ces visions panoramiques de convois blindés, bannière au vent sur fond de ruines calcinées, ces plans d’avions vidant leurs flancs des denrées vitales dont l’Europe les a chargées prolongent les commentaires assurés de nos experts sur les haines séculaires, les antagonismes historiques jetant les uns contres les autres des peuples dont l’Histoire serait démesurée par rapport à leur Géographie. Les sarcasmes dont Zlatko Dizdarevic accable les (casques) Bleus et leurs “boîtes de conserves blanches” sont sans doute très durs pour ceux qui risquent leur vie et que son indignation englobe dans une même lâcheté collective. Comment ne pas la partager, pourtant, à lire la description du bombardement du siège de son journal tandis que les pompiers, bloqués par cette pluie d’artillerie, ne pouvaient que contempler le désastre à quelques dizaines de mètres de ces “bleus” demeurés l’arme au pied et le regard perdu? Comment ne pas la partager, lorsque agresseur et agressé sont renvoyés à égalité de responsabilité en tant que “parties au conflit”, lorsque sont rejetés dos à dos dans une réprobation symétrique, l’acharnement mis à attaquer et celui mis à résister? Et comment ignorer que dans ces conditions, les Bosniaques recevront l’aide humanitaire non comme un moyen de survie mais comme une incitation à se mettre à genoux et à admettre “la vanité de toute résistance”?

A quoi bon transporter à prix d’or ces sacs de farine et ces boîtes de thon, se demande Zlatko en juillet 1992, tandis que pourrissent les récoltes tout autour de la ville “à cause de quelques centaines de types barbus postés derrière des barricades”? La réponse est simple. Cette parade des avions et des biscuits, cet aménagement du blocus qui ne subvient, on doit le souligner, qu’à une partie infime des besoins vitaux de la population assiégée, est le code par lequel les gouvernements européens expriment leur position: “quand ils seront épuisés, ils parleront”. C’est, là encore, tenir artificiellement la balance égale entre “les parties” en oubliant commodément que l’épuisement épargne les assiégeants pour atteindre presque exclusivement les assiégés.

Les objectifs que poursuivent les nationalistes serbes sont clairs: conquérir et, par tous les moyens, vider de leur population non serbe ce qu’ils estiment être leur espace vital, soit les 2/3 de la Bosnie. Ce programme de "nettoyage ethnique" ne repose pas sur une stratégie d'extermination, mais sur une psychose de la terreur. Entretenant au sein de leur propre population le fantasme d'une conspiration internationale anti-serbe, les nationalistes retournent contre Musulmans et Croates cette "menace" dont ils font le moteur d'une guerre impitoyable où tous les moyens sont explicitement autorisés, voire encouragés: arrestation et déportation ou massacre de villages entiers, viols systématiques, pilonnage délibéré d'objectifs…

A cette stratégie de conquête territoriale et d'hégémonie raciale, l'Europe a répondu par un activisme humanitaire dont la logique est précisément d'accompagner le processus de terreur, et nullement de l'entraver. Les Bosniaques espéraient la justice, ils n'ont eu droit qu'à la charité. A l'évidence indispensable, cette aide est devenue, en l'absence de toute autre forme de réaction, un acquiescement implicite à la stratégie de "purification ethnique".

Un certain ordre des choses qu’il convenait de respecter, nous dit Zlatko Dizdarevic, est mort à Sarajevo. Cet enterrement, poursuit-il, est l’un des plus tristes de la planète depuis des décennies, non par le nombre des victimes, mais par la quantité d’idéaux ensevelis.

Cette oraison funèbre pêche par excès de pessimisme. L’esprit de résistance qui semble avoir déserté notre vieux continent, a retrouvé une capitale, Sarajevo, et un visage, celui de Zlatko Dizdarevic.

 

Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « Préface à l’ouvrage "Journal de guerre" », 1 octobre 1993, URL : https://msf-crash.org/fr/guerre-et-humanitaire/preface-louvrage-journal-de-guerre

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