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Point de vue

La reconciliation en vérité

Rony Brauman
Rony
Brauman

Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie. Engagé dans l'action humanitaire depuis 1977, il a effectué de nombreuses missions, principalement dans le contexte de déplacements de populations et de conflits armés. Président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont "Guerre humanitaires ? Mensonges et Intox" (Textuel, 2018),"La Médecine Humanitaire" (PUF, 2010), "Penser dans l'urgence" (Editions du Seuil, 2006) et "Utopies Sanitaires" (Editions Le Pommier, 2000).

Jusqu'à la deuxième guerre mondiale, les sociétés ont jugé que le silence et l'oubli étaient la suite normale des conflits. En 1945, le tribunal de Nuremberg a rompu cette tradition et ouvert une nouvelle ère, celle de la "justice transitionnelle" selon la formulation proposée par la juriste américaine Ruti Teitel en 1990 pour désigner les diverses formes de jugement et de recherche de la vérité adoptées par des sociétés face à leur passé criminel. La réponse apportée dans les années 1980, notamment au Chili et en Argentine, fut les "commissions vérité", dont le souvenir a été effacé par la fameuse commission Vérité et réconciliation de l'Afrique du Sud postapartheid.

Dans un livre retraçant l'histoire et les enjeux politiques de ces différentes formes de confrontation à l'intolérableJuger la guerre, juger l'histoire, PUF, 2007., Pierre Hazan montre comment se sont alors construits les compromis entre exigence de vérité et aspiration à la paix, entre le souci de respecter la mémoire des victimes et celui de ménager une stabilité aussi précaire que précieuse. On comprend, à lire ce livre vivant (journaliste et universitaire, Hazan sait concilier la précision des faits et des références avec le sens du récit et de la dramaturgie), que c'est la montée du droit dans la politique, et non contre la politique, que l'on voit ici à l’œuvre. La fixation des normes juridico-morales qui régissent la vie internationale est en effet l'attribut essentiel de la puissance politique, au-delà de la force militaire. Mettant en scène les nouveaux rapports de forces mondiaux, les tribunaux de Nuremberg (1945) et de Tokyo (1946), dont les Etats-Unis furent les maîtres d'oeuvre, fondèrent l'autorité morale et la prééminence américaines dans le nouveau système international. Ainsi Washington imposa à l'Allemagne fédérale, pour sa réintégration dans la communauté des Nations, une politique de repentir et de réparations. Ce sont ces mêmes exigences qui s'exprimèrent dans les années 1990 de la part d'ONG du Sud envers les ex-puissances coloniales et prirent une tournure si violente lors de la conférence de Durban en septembre 2001.

Rappelons que, lors de ce sommet, les Nations unies voulaient universaliser l'exemple des commissions Vérité et réconciliation d'Afrique du Sud et produire un récit universel des crimes de masse et de la discrimination. Pierre Hazan décrit comment les ONG invitées pour une conférence préparatoire débordèrent le cadre que Mary Robinson, haut commissaire des Nations unies pour les droits de l'homme, leur avait assigné. Sous leur impulsion, le colonialisme et l'esclavagisme occidentaux y comparurent dans une surenchère accusatoire attisée par la seconde intifada, et la conférence vira souvent à la foire d'empoigne identitaire. La concurrence victimaire pour la redéfinition, la reconnaissance et la réparation des crimes contre l'humanité y révélait le choc des mémoires et le ressentiment de ceux qui en étaient exclus. N'ignorons cependant pas que, si odieux qu'aient pu être certains comportements et déclarations, c'est aussi la volonté de ne pas laisser à l'"Occident" l'exclusivité de la définition de l'intolérable, qui s'est manifestée à Durban.

Résistant à la tentation de l'inventaire au profit de la comparaison raisonnée, Pierre Hazan rapproche de cet événement deux autres situations où les dispositifs de la justice transitionnelle sont mis à l'épreuve: le Maroc et l'Ouganda. L'"Instance Equité Réconciliation" voulue par le roi Mohammed VI, et le procès de la Lord Resistance Army intenté par le procureur de la CPI (Cour Pénale Internationale), y sont examinés tour à tour. Loin de tout idéalisme juridique, l'auteur décrit les stratégies de pouvoir dans lesquelles s'inscrivent ces formes de justice. Pour autant, elles ne sont pas l'instrument exclusif des gouvernements, ne serait-ce qu'en raison des dynamiques imprévues qu'elles déclenchent et de leur réappropriation par des acteurs locaux. Ce livre rigoureux décevra peut-être les enthousiastes de la justice internationale. Mais il passionnera les sceptiques et ça n'est pas le moindre de ses mérites.

 

Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « La reconciliation en vérité », 1 mars 2008, URL : https://msf-crash.org/fr/droits-et-justice/la-reconciliation-en-verite

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