Le personnel MSF et les réfugiés travaillent ensemble
Entretien

Engagements humanitaires et enjeux politiques

Rony Brauman
Rony
Brauman

Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie. Engagé dans l'action humanitaire depuis 1977, il a effectué de nombreuses missions, principalement dans le contexte de déplacements de populations et de conflits armés. Président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont "Guerre humanitaires ? Mensonges et Intox" (Textuel, 2018),"La Médecine Humanitaire" (PUF, 2010), "Penser dans l'urgence" (Editions du Seuil, 2006) et "Utopies Sanitaires" (Editions Le Pommier, 2000).

Marie Carmagnolle

Propos recueillis par Marie Carmagnolle, étudiante en Master 2 Huma, IPRIS-IRIS, le 8 juillet 2008 – Il y a environ trente ans, à l’époque où prévalaient le mouvement sans frontiériste et l’esprit de mai 68, se montait un projet utopique fondé sur une démarche très lyrique, qui a pris la forme d’un bateau humanitaire nommé « l’Île de lumière ». Cette initiative illustre une démarche humanitaire, alors fondée sur des conceptions éthiques simples. L’enjeu central était de secourir. Aujourd’hui, l’action humanitaire est encadrée, normée, technicisée, technocratisée et les enjeux plus nombreux et complexes. Comment peut-on, dès lors, concevoir l’engagement dans l’humanitaire ? 

 

Rony Brauman – Le paradis perdu est à rechercher dans la bible, pas dans le monde réel ! Vous évoquez un âge d'or qui est seulement un regard lointain. D'abord, ça n'était pas si simple que cela, même s'il est vrai que l'action humanitaire est aujourd'hui plus normée et plus technicisée. Il a fallu beaucoup de négociations avec des gouvernements et des organismes internationaux, beaucoup de logistique et d'argent. Ensuite, tout cela prenait place trois ans après la guerre du Vietnam, dans le contexte de l'antagonisme Est-Ouest. L’entreprise consistait à porter secours à des réfugiés victimes d’un État communiste issu de la victoire sur les États-Unis, et de mettre sous les projecteurs l’échec de ce régime au moyen d'une opération largement symbolique dans laquelle la presse jouait un rôle aussi important que les médecins. Il suffit de se reporter aux textes de l’époque pour saisir immédiatement la dimension idéologique de l’initiative, qui était aussi une offensive contre le camp soviétique. Ce que vous appelez « conceptions éthiques simples » était en réalité une vision de guerre froide. Ce n'est pas une critique de ma part (je m'y reconnaissais tout à fait) mais une précision. L’humanitaire a aujourd’hui, dans l'ensemble et à de notables exceptions près, une approche plus impartiale, en tout cas plus distante de la politique. Mais il est vrai qu'avec les interventions internationales, la multiplication des acteurs de secours, la fragmentation des mouvements armés dans les pays en guerre, les enjeux sont plus complexes. Cependant, les ressources et les capacités des humanitaires se sont considérablement améliorées au cours de ces trentes années.

Depuis la fin de la guerre froide, le champ humanitaire s'est élargi dans des proportions énormes. Les organisations humanitaires sont capables de faire entendre leurs objectifs, de mobiliser l’opinion avec plus de force qu’auparavant, car elles sont reconnues comme des acteurs avec lesquels il faut compter. L’humanitaire s’est aussi doté de moyens matériels considérables, d’un savoir-faire technique et opérationnel sans comparaison avec celui des années 1970. La guerre du Darfour, par exemple, aurait causé beaucoup plus de victimes il y a seulement vingt ans. Je ne veux pas masquer les échecs, les dangers ni les insuffisances des humanitaires mais seulement éviter une opposition trompeuse entre un « autrefois » romantique et un « aujourd'hui » technocratique. Pour revenir à votre question, il y a de nos jours beaucoup plus de possibilités de s'impliquer dans des actions passionnantes et utiles qu'il y a trente ans.

De nos jours, peut-on encore concilier l’engagement humanitaire avec les valeurs éthiques fondatrices, telles que la neutralité et l’impartialité pour n’en citer que deux d’entre elles ?

Rony Brauman – Je pense tout d'abord que c'est la notion d'impartialité, plus que la neutralité, qui est centrale dans l'action humanitaire. Pourquoi l’impartialité ? Parce que c’est le principe au nom duquel on distribue des biens et des services, des secours en général, en fonction des besoins provoqués par une situation de crise, et non en fonction de la sympathie que l’on peut éprouver pour les victimes, des affiliations politiques ou de l’appartenance religieuse. J'ai longtemps été totalement opposé à la notion de neutralité, que je considérais comme valide seulement pour la Croix-Rouge internationale et non pour les ONG. J'ai changé d'avis lorsque je l'ai entendue définie comme une retenue que l’on s’impose dans la manifestation de nos sympathies ou de nos rejets. Enoncée de cette façon, elle me semble un garde-fou très utile, mais on s'éloigne de la définition juridique qui est celle de la Croix-Rouge. Quoiqu'il en soit, nous ne sommes pas des organisations politiques, mais des acteurs de secours dont le premier objectif est d’aider des populations à passer une période critique. Cependant, il arrive, et ce n’est pas exceptionnel, que des appels, des protestations, des critiques soient nécessaires parce qu'ils permettent d'étendre l'espace d'action humanitaire ou le défendre lorsqu'il est menacé. Les organisations humanitaires ont une voix à exprimer dans leur domaine de compétences et de légitimité, elles bénéficient d’une certaine écoute, d’un écho auprès des médias et des dirigeants politiques. Elles peuvent entrer dans un rapport de forces avec des autorités politiques pour tenter de faire avancer leurs positions en se soutenant de l'opinion publique.

Cela étant précisé, il s'agit moins de « valeurs éthiques » que de principes d'action. Cette distinction peut paraître mince mais elle me semble utile, compte tenu du caractère complexe et explosif de la notion de valeur. Quelles sont nos valeurs ? Avons-nous pour mission leur propagation ? Ce sont des questions piégées, car elles renvoient immanquablement à la tradition d'impérialisme moral de l'Europe. Chaque fois que l’on prononce le mot « valeur » et qu’on lui donne un contenu précis, celui-ci est particulier. Il n’est pas universel mais relié à une époque, à un lieu, à des circonstances et ne permet pas de fonder une action qui se veut universelle.

Reste la question de savoir si on peut être vraiment impartial. On ne saurait être tenu d'y parvenir, car l'accès aux victimes d'un conflit (c'est surtout dans ce contexte que la question se pose) ne dépend pas seulement de notre volonté. Il s'agit plus d'un objectif que d'un état de fait mais il faut en permanence s'en rapprocher. Ce qui est possible à condition, notamment, de savoir jouer avec les bailleurs de fonds et les forces politiques mais aussi en affirmant clairement et à tous qu'il s'agit d'un élément essentiel, sans jamais céder sur ce point. Il faut parfois savoir se retirer lorsque l'on perd toute liberté d'action et que l'on devient un pur instrument au service d'une partie belligérante. C'est par exemple ce qui se passe dans les pays où interviennent des forces combattantes occidentales, je pense surtout à l'Irak et à l'Afghanistan. Les ONG occidentales s'y trouvent réduites au rôle d'exécutant des politiques de régimes en guerre, et donc particulièrement exposées aux attaques des insurgés. Dans de telles conditions, je pense qu'il faut se retirer.

Dans le cas du Soudan, les instances internationales avaient sommé la Chine de revoir ses prérogatives économiques dans la région afin de pouvoir intensifier les pressions sur le gouvernement soudanais et de mettre un terme aux violences commises à l’encontre de la population. D’une certaine manière, les instances internationales ont imposé leurs valeurs humanitaires et leur manière d’agir à la Chine. Qu’en est-il alors du rapport aux principes humanitaires ?

Rony Brauman – Je ne crois pas que la Chine se soit fait imposer beaucoup de choses en l'occurrence. Voyons les choses d'un point de vue plus classiquement réaliste. Aux côtés du régime soudanais ou en opposition à lui, se trouvent des forces politiques, des États qui estiment conformes à leurs intérêts et à leur place dans le monde de prononcer telle condamnation, de se taire sur telle autre situation. C’est le jeu des rapports de force entre États, entre puissances. La Chine a été critiquée par certains pour son cheminement aux côtés du régime de Khartoum, comme les États-Unis sont critiqués par d’autres pour leur soutien inconditionnel à Israël, pour parler d’un autre conflit particulièrement connu. Tout cela fait partie du jeu politique. Qu’on se sente en accord ou en désaccord avec certaines condamnations, qu’on soit mal à l’aise avec certaines, dans tous les cas l’humanitaire doit rester en dehors. Vous me direz avec raison que les humanitaires qui se trouvent au Soudan sont plongés en permanence dans la politique. En effet, mais pour autant, ils ne sont pas obligés de prendre fait et cause pour un groupe ou un autre, pour la rébellion, le gouvernement ou les Nations unies. Rester à distance du jeu des pouvoirs politiques ne veut pas dire rester silencieux. Pour ne pas être tirée malgré elle dans un camp ou un autre au Darfour, MSF s'est par exemple démarquée publiquement de ceux qui qualifiaient la guerre civile du Darfour de génocide et appelaient par conséquent à une intervention armée. Mais nous avons pris des distances égales avec le gouvernement soudanais en produisant récits et chiffres qui attestaient l'étendue et l'intensité des attaques de l'armée et des milices.

Les informations recueillies sur les crises humanitaires suscitent parfois une grande émotion dans le public. Comment l’action humanitaire peut-elle se déployer de manière impartiale alors que l’émotion submerge parfois l’opinion publique ?

Rony Brauman – Je suppose que vous pensez au tsunami, qui a suscité un énorme mouvement d’émotion en janvier-février 2005. Certains – dont MSF – ont montré que l'on pouvait résister à cette pression. Mais il est vrai que nous n'étions pas nombreux à tenter de garder la tête froide, à comprendre qu'il y avait beaucoup trop d'argent et donc à essayer d'attirer le regard vers d’autres crises. Dans ce climat surchauffé, il était malaisé d'expliquer qu'il n’y a pas une proportionnalité stricte entre la quantité de dons et la quantité de secours utiles. De fait, il y a eu très vite dissociation entre le mouvement exponentiel de donations et la possibilité d’actions utiles pour les populations. Les appels aux dons ne faisaient qu'augmenter tandis que l'argent s'accumulait et restait inemployé ou était gaspillé.

Je regrette que les organisations humanitaires aient refusé dans leur ensemble de s’exprimer publiquement, par crainte de prendre l’opinion publique à rebrousse-poil. Pourtant, l’expérience a montré – ce n’était pas la première fois –, que lorsqu’on formule un discours cohérent, même en contradiction avec l’état d’esprit ambiant, lorsqu’on est capable d’expliquer les raisons pour lesquelles on tient ses positions, les gens comprennent. Médecins sans frontières (MSF) n’est pas sorti affaiblie de cette controverse, loin de là. Dans un deuxième temps, quelques mois après le Tsunami, sa position a été appréciée par les donateurs, qui considéraient qu’on n’avait pas cédé à l’hystérie, que l’on n’avait pas été passif. Nous ne sommes pas obligés de jouer de façon démagogique sur les ressorts les plus archaïques du comportement.

Parfois l’émotion gagne aussi les institutions garantes du financement d’un certain nombre d’ONG et orientent leurs prises de décision. Cette situation semble contradictoire avec l’impartialité et la neutralité fondamentales qu’incarne une institution…

Rony Brauman – Une institution n’a pas d’émotion. Les individus ont des émotions, mais une institution humanitaire doit servir au contraire à « lisser » les émotions, à se défaire de leur emprise pour agir en fonction des situations constatées et non des emportements du moment. En tant qu'individus, nous avons nos attirances spontanées, nos préférences politiques ou sentimentales. C'est bien normal, il n’y a pas d’humanité sans émotion, et il ne s’agit pas de dire que toute émotion est une manifestation d'hystérie. Etre humain, ce n'est pas être humanitaire! La raison d'être des institutions est donc de permettre une prise de distance, une certaine objectivation des problèmes. Force est de constater, cependant, que des institutions -l'OMS, OCHA, l'Unicef notamment- semblent avoir été gagnées à l'époque du tsunami, par l'ébriété générale. En tout cas, elles ont en effet participé à la surenchère et à l'escalade. Je pense pour ma part qu'il s'agit d'opportunisme et non d'émotion et je trouve pour le moins regrettable que l'on n'ait jamais entendu le moindre retour critique de ces organismes sur leurs positions et déclarations de l'époque.

À propos du Tsunami ainsi que pour d’autres crises humanitaires, le manque de coordination entre les ONG a souvent été relaté. Quelle en a été la raison principale ?

Rony Brauman –. Suite à une catastrophe, le chaos règne du fait même de la catastrophe. L'afflux de secouristes, professionnels pour certains, improvisés pour beaucoup lorsqu'il s'agit d'événements très médiatisés, peut ajouter au désordre dans les premiers temps. On voit trop souvent des groupes de gens qui arrivent pour aider et demandent à être assistés par les autorités car ils n'ont pas la logistique pour assurer leur propre prise en charge. Je n'ai pas de solution à ce problème, mais je pense que le manque de coordination des ONG est plus un thème médiatique qu'un enjeu d'importance pratique, même s'il est source de quelque gaspillage. Quoiqu'il en soit, seuls les gouvernements peuvent décider de filtrer les intervenants. Mais seuls les régimes autoritaires s'autorisent une telle mesure, très mal très mal reçue à l'extérieur en général, car on semble considérer qu'il y a quelque offense à refuser les offres d'aide. J'ajoute que les ONG finissent toujours par se coordonner après quelques semaines sur le terrain.

Un mot, par ailleurs, sur l’expression « crise humanitaire », dont, à mon avis, il faut se défaire. Cette formule est apparue au moment de la guerre d'ex-Yougoslavie. Auparavant, lorsqu’une guerre éclatait, on parlait de « guerre ». Lorsqu’un tremblement de terre survenait, on parlait de « tremblement de terre ». S’il y avait une famine, une épidémie, on disait donc une « famine », une « épidémie », mais pas une « crise humanitaire ». On parle aussi de « besoins humanitaires », de « situation humanitaire »... c'est absurde et c'est malsain. A ce compte, on devrait appeler un massacre une crise funéraire ou un viol une crise gynécologique ! Au Darfour, il y a une guerre, appelons cela une « guerre », il y a des réfugiés, appelons cela des « réfugiés ». Les mots nous servent à accéder à la réalité, à la comprendre, éventuellement à la modifier, ou à en modifier certains aspects, mais cette formule-là n’a aucune des vertus qu’ont les mots ordinaires. Ainsi, les enjeux, les problèmes, les réponses pratiques sont totalement différents dans une catastrophe naturelle (Tsunami, Birmanie), un conflit armé, ou une situation d’épidémie chronique. Les ONG se sont approprié cette formule, qui les place au centre de la scène en tant qu'acteurs humanitaires. Cela explique qu'elle l'apprécient mais elles ont tort, car elles ne fait que rajouter à la confusion que par ailleurs elles dénoncent à juste titre.

À ce titre, un article de Jean-Hervé Bradol, président de MSF, sur le rôle des ONG dans les crises et leur manque de coopérationJean-Hervé Bradol, « La place des ONG dans la gestion de crise », dans Haut conseil de la coopération internationale, La nouvelle dynamique des crises humanitaires : Penser et agir autrement, Paris, Karthala, 2002., soulevait la question du rôle incontournable de l’État. Pourtant il est difficile de concevoir que ce dernier puisse jouer un rôle de coordinateur, du fait des origines politiques de la plupart des situations de violences ou de pauvreté endémique qui surviennent sur les territoires nationaux. Hormis l’ONU, il ne semble pas exister d’institution qui ait la légitimité de coordonner l’aide. Or, l’ONU n’a pas toujours la marge de manœuvre nécessaire pour le faire. Dans ce cas, comment peut-on concevoir une coordination efficace ?

Rony Brauman – Après une catastrophe naturelle, il est évident que le premier coordinateur devrait être l’État. S’il n’en a pas les moyens, l’ONU est là pour l’aider. Les ONG acceptent dans ces conditions une certaine tutelle, en tout cas un pouvoir d’orientation des Nations unies comme intermédiaire relativement neutre entre les différents intervenants. L’État, en l’occurrence, a vocation naturelle à participer à la coordination des aides, une fois résorbée la première phase de désordre dont nous parlions à l'instant.

Lorsqu’on est dans une situation de conflit armé, comme au Darfour par exemple, c’est différent. On ne doit pas se mettre sous l’autorité des Nations unies, perçues comme « bras de l'Occident » et donc force politique hostile par certains. Rester à distance ne veut pas dire être contre. De même, il faut savoir rester à distance du gouvernement soudanais au Darfour, de l’opposition et des gouvernements rebelles. La place des ONG humanitaires dans les conflits armés s’inscrit dans le cadre de relations d’acteurs à acteurs, prévu par le Droit international humanitaire, et c’est la raison principale pour laquelle ce droit doit être défendu et promu dans ses grands principes, au-delà de ses dispositions spécifiques. Il confère aux intervenants un statut légal, pas une position morale. Il est important de distinguer la morale du droit. Ce statut ne leur permet pas de discuter d’égal à égal – ce n’est ni souhaitable ni possible –, mais ils bénéficient d’une position reconnue d’interlocuteur, d’intervenant spécifique, qui permet de négocier, de passer des accords. Pas grand-chose à voir avec ce qui se passe en situation de catastrophe naturelle.

Envisageons un autre type d'intervention à long terme, par exemple un programme de lutte contre le sida. Dans un tel contexte, il serait absurde d'agir en franc-tireur, en dehors des structures sanitaires étatiques. Aussi insuffisantes qu’elles soient, et précisément parce qu'elles sont insuffisantes, il faut contribuer aux renforcements de ces structures. En tout cas, l’État est un partenaire de travail évident, et une autorité. Cela ne signifie pas pour autant que les ONG doivent en être les agents dociles. Nous avons des espaces de discussion et de négociation, qu'il faut savoir utiliser. Je pense à la négociation sur des protocoles thérapeutiques, des lieux d’implantation d’équipes de soins, ou encore aux modalités de coopération avec les équipes sanitaires locales. Plus que cela, les ONG ont dû batailler, à la fin des années 90, pour faire accepter le principe de mettre les malades du Sida sous traitement antirétroviral en Afrique. Les labos ont perdu la bataille - enfin, une bataille - sur les génériques et certains Etats ont dû réorienter leurs politiques de santé. Mais ce « bras de fer » a débouché sur une mobilisation dont les résultats sont très encourageants. Les ONG ont donc contribué à la définition d'un enjeu prioritaire de santé publique. Il est tout à fait compréhensible, dès lors, qu'elles deviennent dans un tel contexte des auxiliaires de cette politique.

À l’heure actuelle, les pouvoirs politiques européens tentent d’engager une coopération poussée avec les ONG pour la mise en œuvre de leurs programmes de coopération internationale. Cette ligne politique vise à prévenir les conflits, les crises, les situations de pauvreté, en mettant les ONG sur le front. N’est-ce pas un non-sens vis-à-vis de l’humanitaire ?

Rony Brauman – C’est d'abord une façon de répondre à des sollicitations de l’opinion publique, à des attentes assez irréalistes. On veut se débarrasser de la guerre, des épidémies, des famines ; il faut donc prévenir ces fléaux et oeuvrer à un monde prospère et stable. Il est souhaitable que les États et les sociétés se structurent, s’organisent en vue d’une juste répartition des richesses, d’une gestion pacifique des conflits, etc. Qui ne souscrirait à un tel programme, hormis des fanatiques ?

Mais on n'a pas beaucoup avancé, une fois que l'on a dit cela. En tout cas, il est absurde d’attendre des ONG et des organisations internationales qu’elles préviennent des conflits. Par contre, on peut très bien imaginer, par exemple pour les catastrophes naturelles une agence mondiale des risques naturels qui servirait à orienter des financements, à planter des mangroves là où il y a un fort risque de tsunami, à financer des bureaux d’études, des constructions antisismiques. L’UNICEF ou l’OMS sont là pour aider les États à organiser des campagnes de vaccination et représentent d’importants moyens de prévention de certains risques pathologiques. Si l’on précise les domaines d’actions dont on parle, il existe toutes sortes de moyens de prévention. Ce n’est pas le principe de la prévention que j’écarte, mais sa généralisation à des domaines où elle n'a plus de sens. Quand on parle de prévention, parlons de ce qu’on veut prévenir en posant des questions concrètes. J'ai assisté à pas mal de séminaires et colloques sur la « prévention des conflits » et je n'ai toujours pas compris ce que l'on entendait par là.

Quelle est votre vision de l’avenir de l’humanitaire ? Vous qui avez vécu ses débuts, quel point de vue avez-vous sur son avenir par rapport à la multiplication des acteurs, des logiques d’action, et de la médiatisation qui lui est associée ?

Rony Brauman – Si vous m’aviez posé cette question au début des années 1980, je n’aurais pas prévu l'essor phénoménal de l’humanitaire au cours des décennies suivantes. Cela pour dire que je ne sais pas prédire l'avenir. L’humanitaire a vécu une période de trente ans de développement continu. Celui-ci est aujourd’hui moins rapide qu’auparavant, mais perdure. La professionnalisation dans tous les domaines a fait son oeuvre.

Actuellement deux tendances se dégagent. L'une conçoit l’humanitaire comme une sorte de contre-gouvernement, de syndicat des humiliés et offensés, si l'on veut forcer légèrement le trait. L’ONG qui incarne le plus nettement cette tendance est Oxfam. Elle se prononce sur les OGM, sur les biocarburants, sur des problèmes économiques et sociaux, voire stratégiques, à partir d’une idée générale qui est l’ « élimination de la pauvreté. » Elles font du lobbying, produisent des communiqués et des rapports à un rythme impressionnant. C’est une tendance de l’humanitaire contemporain, qui a sans doute ses mérites, mais dans laquelle je ne me reconnais pas du tout.

L'autre tendance conçoit son rôle de façon segmentaire, plus spécialisée, et vise à changer les choses dans un domaine spécifique, comme l’accès aux soins ou au crédit en mettant en oeuvre des programmes. Ca n'est pas rien non plus, mais reste cantonné à un champ de compétences et de légitimité particulier. Actions et discours sont déployés sur un territoire limité et n’ont pas l’ambition de se présenter comme un moyen de transformation sociale. Ma préférence va à ce courant. Non par conservatisme, mais parce que je pense que la légitimité des ONG puise ses racines dans la connaissance limitée mais réelle de terrains spécifiques. Leur ancrage dans la réalité leur donne la légitimité de se prononcer sur les nombreux enjeux qui sont reliés à cette pratique, mais pas sur d’autres. Ce qui fait leur force fait aussi leur limite.

Ainsi, l’humanitaire se divise entre une tendance extensive et une autre restrictive. J'ajoute qu'il n'y a pas de cloisonnement étanche entre les deux. Je pense à MSF, qui incarne la conception restrictive mais qui peut, à l'occasion, dériver vers l'autre. J’espère que la tendance restrictive va persister et se renforcer parce qu’elle agit et produit un discours légitime sur l’action qui renforce à son tour l'action. La tendance expansive produit beaucoup de discours très généraux, et pas assez d’action à proprement parler. Cette opposition, dont je durcis volontairement les traits, se traduit entre autres dans le monde anglo-saxon par un débat entre les tenants de la « needs- based approach » et ceux de la « rights-based approach ». De telles discussions ont tout de même le mérite de pousser les uns et les autres à s'interroger sur leurs limites. Il s'agit d'une notion essentielle, dans un domaine où l'on s'engage pour faire le « bien », lequel n'est jamais suffisant. Le philosophe Bertrand Russell disait que la raison se défend mieux, non pas en assénant ou en réitérant ses vérités, mais en pensant ses limites. Voilà une réflexion que les humanitaires doivent s'appliquer.

 

Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « Engagements humanitaires et enjeux politiques », 15 janvier 2009, URL : https://msf-crash.org/fr/acteurs-et-pratiques-humanitaires/engagements-humanitaires-et-enjeux-politiques

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