Yemen, Hodeidah, 1 May 2019 - on the road to Sanaa
Analyse

Yémen : questions sur un dispositif de secours

La situation au Yémen est souvent présentée comme « la pire catastrophe humanitaire au mondePar exemple : UN News, Humanitarian crisis in Yemen remains the worst in the World, warns UN [en ligne], publié le 14/02/2019, disponible sur : https://news.un.org/en/story/2019/02/1032811 [Consulté le 17/05/2019].», longtemps ignorée par les médias et pour laquelle le besoin d’aide serait vital pour la survie de quasiment tout un pays. Sont ainsi évoqués en soutien de cette argumentation épidémies de choléra, famine et destructions. Il est en fait impossible de connaitre avec précision la situation des quelques 25 à 30 millions d’habitants du pays. Il n’est pas plus aisé de savoir ce qui est fait au Yémen en matière d’aide, alors que les financements y sont très importants. S’alertant de ces diagnostics que ses équipes de terrain relativisent sur certains points, Médecins Sans Frontières a entamé un travail destiné, en s’appuyant sur une démarche quantitative et qualitativeLes informations sur lesquelles se basent ce document sont le fruit d’un travail de plusieurs membres et services de Médecins Sans Frontières à Paris, notamment le CRASH, Epicentre, et le département des opérations., à mieux comprendre ce terrain d’action. Issues d’une revue des documents produits par les organismes d’aide complétée d’une série d’entretiens auprès d’acteurs de l’aide au Yémen, en particulier en zone houthi, les conclusions qui en ressortent sont de plusieurs ordres.

Carte Yémen

Premièrement, les diagnostics sont critiqués officieusement par des acteurs de l’aide eux-mêmes parmi ceux que nous avons rencontrés. Des outils comme l’Integrated Food Security Phase Classification (IPC), destiné à fournir aux acteurs de l’aide une échelle de diagnostic commune en matière d’insécurité alimentairePlus d’informations sont disponibles sur https://fews.net/IPC., sont remis en cause. Au-delà de considérations techniques sur ses fragilités méthodologiques, il est notamment fait état de pressions des belligérants sur certains membres, notamment nationaux, des organes de diagnostic dans le but d’influencer les chiffres, le plus souvent en les gonflant. Les contrôles sur ces indicateurs sont très difficiles à effectuer, certaines zones du pays étant inaccessibles pour des raisons de sécurité et d’accès dépendantes notamment du bon vouloir des autorités. Les manipulations des indicateurs ne sont pas uniques au contexte yéménite mais pour leur part, les équipes de MSF sur le terrain font remonter des cas de malnutrition surtout chez les enfants de moins de 5 ans dans les zones où elles agissent, mais qui ne permettent pas du tout de parler de situation de famine ou de pré-famine. Beaucoup d’organisations s’étonnent d’ailleurs de ces écarts constatés entre les niveaux d’insécurité alimentaire présumés très élevés et les indicateurs de mortalité ou de malnutrition relativement faibles. Les informations reçues des équipes évoquent également une nourriture sur les marchés en quantités suffisantes. 

Si insécurité alimentaire et malnutrition il y a, ce qui est probable, elles ne sont alors pas à chercher du côté d’un manque de denrées. C’est ce que laissent penser également les données à notre disposition sur les importations de nourriture. Commerciales et humanitaires, ces importations paraissent couvrir les besoins du pays. Estimés mensuellement par OCHA à 350 000 tonnes pour tout le YémenOCHA, Yemen: Commodity Tracker, January 2019., on peut considérer qu’ils sont couverts la majeure partie du temps (au moins 26 mois sur 45 entre avril 2015 et décembre 2018) ; sachant que certains mois ont été largement excédentaires par rapport aux besoins et que nos informations sont partielles, donc possiblement en-deçà de la réalité. La distribution et l’accès à cette nourriture peuvent cependant poser problème du fait, notamment, de la situation en termes de sécurité et de l’économie du pays, qui empirent d’année en année. Le riyal yéménite a ainsi vu sa valeur par rapport au dollar divisée par 3,4 entre son cours avant la crise et son plus haut en octobre 2018WFP, Yemen Market Watch Report, Issue n°32, January 2019.. Le coût moyen du panier minimum de bien a lui été multiplié par 2,8 entre son niveau avant la crise et celui le plus haut en octobre 2018Ibid. également. Les Yéménites peuvent alors souffrir d’un accès difficile à la nourriture, d’autant plus que les carburants semblent également manquer de façon récurrente. En outre, certains observateursDont certains échos sont perceptibles notamment ici : AFP, Yémen : Pénuries d’essence, envolée des prix… Le quotidien des habitants de Sanaa, Capital [en ligne], publié le 19/09/2018, disponible sur : https://www.capital.fr/economie-politique/yemen-penuries-dessence-envolee-des-prix-le-quotidien-des-habitants-de-sanaa-1307598 [Consulté le 11/06/2019] pointent le développement d'une économie de guerre avec pour conséquence des pénuries organisées à des fins d’enrichissement de certains acteurs du conflit. Des questions restent néanmoins sans réponse comme celles du nombre réel de personnes dans le besoin (« People in Need » selon la terminologie d’OCHA), de son calcul et de son évolution, oscillant de plusieurs millions de plus ou de moins d’une année à l’autre (15,9 millions pour 2015 ; 21,2M pour 2016 ; 18,8M pour 2017 ; 22,2M pour 2018 ; et 24,1M pour 2019Informations disponibles dans les Humanitarian Needs Overviews publiées par OCHA chaque année sur le Yémen.) ; ainsi que de la réalité de besoins potentiellement méconnus et de l’aide qui pourrait être mise en place pour y répondre au mieux.

Deuxièmement, les différentes agences de l’ONU et les différents clusters développant une action au Yémen produisent peu de documents précis sur les actions qu’ils mènent. Quelques tendances peuvent être établies avec les documents disponibles, mais ceux-ci sont le plus souvent dénués de données précises. Concernant les distributions de nourriture par exemple, à notre connaissance, mises à part des données sur les importations dans certains ports, aucune information n’est disponible sur leur détail autrement que des chiffres nationaux des personnes ayant reçu de l’aide, sans que l’on sache comment ces chiffres sont produits. Même d’un point de vue uniquement déclaratif, il est difficile de savoir vers quels projets vont les fonds affectés et comment ils sont utilisés concrètement, autrement que dans les très grandes lignes ou en ce qui concerne des informations portant sur des éléments marginaux. Celui ou celle qui s’y intéresse peut ainsi connaitre dans le détail combien de personnes sont convoyées par le cluster logistique entre Djibouti et le YémenUn exemple est disponible ici : Logistic Cluster, Passenger Sea Transport Overview [en ligne], disponible sur : https://logcluster.org/document/yemen-passenger-sea-transport-overview-february-2019 [Consulté le 17/05/2019]. par exemple.

Troisièmement, et en lien avec l’absence d’informations précises sur les projets des plans d’aide, il apparaît que le monitoring effectif de l'aide est très limité. Les organisations de secours sont donc bien en peine de rendre compte de leurs actions avec acuité. Les opérations menées par le Programme Alimentaire Mondial (PAM) et le cluster santé le sont en partenariat avec les autorités politiques du pays, notamment les ministères de l’éducation et de la santé (pour le nord du pays sous contrôle houthi), à qui est largement déléguée la mise en place des actions de secours et de fait très peu autonomes des belligérants. Cette modalité de mise en œuvre via des administrations n’est pas spécifique au Yémen, mais elle questionne quant à sa pertinence quand il n’existe pas de contrôle sur les actions menées et du fait des volumes concernés. Conscient de ces difficultés, le PAM a franchi le pas de la prise de parole publique à la toute fin de l’année dernière, explicitant son manque de contrôle et dénonçant les détournements de nourriture de la part des HouthisWFP, WFP demands action after uncovering misuse of food relief intended for hungry people in Yemen [en ligne], publié le 31/12/2018, disponible sur : https://www1.wfp.org/news/wfp-demands-action-after-uncovering-misuse-food-relief-intended-hungry-people-yemen [Consulté le 16/05/2019].. L’organisation a renouvelé ces dénonciations à la fin du mois de mai 2019, menaçant d’arrêter certains de ses programmesWFP, “WFP to consider suspension of aid in Houthi-controlled areas of Yemen”, ReliefWeb [en ligne], publié le 20/05/2019, disponible sur : https://reliefweb.int/report/yemen/world-food-programme-consider-suspension-aid-houthi-controlled-areas-yemen [Consulté le 24/05/2019]..

Le fait est que les organisations du système de l’aide, onusiennes ou non, doivent œuvrer sous une chape particulièrement lourde de la part des parties prenantes au conflit. L’action des organisations humanitaires est limitée d’abord par des restrictions sur les visas et les permis de voyage à l’intérieur du pays qui rendent difficile la mise en place des actions de secours. Lorsque l’aide est déployée, elle l’est sous le contrôle très étroit des belligérantsAziz El Yaakoubi & Lisa Barrington, Yemen’s Houthis and WFP Dispute Aid Control as Millions Starve, Reuters [en ligne], publié le 04/06/2019, disponible sur : https://www.reuters.com/article/us-yemen-security-wfp/yemens-houthis-and-wfp-dispute-aid-control-as-millions-starve-idUSKCN1T51YO [Consulté le 11/06/2019]. C’est ainsi que, d’après les informations recueillies, certains responsables houthis exigeraient régulièrement un accès aux listes de bénéficiaires de l’aide, notamment alimentaire, accès qui fait l’objet de négociations très tendues avec les organisations. Ce contrôle est également présent au sein des ONG internationales, dont les employés craignent parfois la présence d’informateurs liés aux belligérants dans leurs équipes nationales. Il y a de fait très peu d’employés internationaux au Yémen : entre 4 et 6 fois moins par rapport à deux autres crises majeures actuelles (respectivement RDC et Soudan du Sud). On note également une grande volatilité du nombre d’organisations nationales présentes et partenaires d’OCHA entre 2015 et 2018, ce qui pose des questions sur la pérennité des actions menées et le pourquoi de telles variations dans les partenariats d’OCHA.

Il est donc compliqué de documenter précisément la situation humanitaire et l’aide apportée au Yémen. Evaluer le dispositif de secours, ses dérives, les bénéfices qu’en tirent les Yéménites et comment en profitent les belligérants est soumis à des conjectures de tous ordres, d’autant plus que les intentions des acteurs ajoutent un niveau de complexité dans un environnement où l’on peine parfois à cerner leurs intérêts à agir comme ils le font, ou du moins leurs rationalités. Qu’est-ce qui animent l’Arabie Saoudite et certains de ses alliés belligérantsSelon le Financial Tracking System, l’Arabie Saoudite, les Emirats arabes unis et le Koweït, tous trois parties prenantes ou alliés de la coalition arabe participant au conflit contre les Houthis, représentent à eux trois 47% (plus de 1,2 milliard de dollars) des fonds alloués à l’aide dans le cadre du plan 2018 de réponse humanitaire d’OCHA ; alors que leur participation était restée marginale jusque-là.à soutenir un système qui semble largement profiter à leurs ennemis sur le terrain ? Dans quel jeu politique s’insère l’aide internationale dans un pays qui semble cristalliser des enjeux régionaux et globaux (conflit entre l’Arabie Saoudite alliée des Etats-Unis et l’Iran dont la proximité avec les Houthis est régulièrement soulignée ; montée récente des tensions entre l’Iran et les Etats-Unis, par ailleurs grands argentiers du PAM) ? Pourquoi le PAM accepte-t-il l’abandon de la gestion de la distribution de l’aide ? Quel objectif poursuivent les organisations des Nations Unies lorsqu’elles diffusent des descriptions de la situation qui paraissent peu en rapport avec la réalité observée sur le terrain ?

Le Yémen s’affiche comme la plus grosse opération humanitaire de tous les temps, avec plus de 11,2 milliards de dollars injectés pour l’aide depuis 2015Calcul effectué à partir des données disponibles sur le site du Financial Tracking System d’OCHA, consultables sur : https://fts.unocha.org/, mais dont les contours sont pour le moins très flous, même après enquête. Sur le terrain, les acteurs humanitaires ne connaissent souvent que leur zone d’action, et ne peuvent construire de constat global. Des voix yéménites s’élèvent d’ailleurs pour demander plus de transparenceMohamed Yahya Gahlan, « Yemenis demand aid transparency as humanitarian crisis rages », Al –Monitor [en ligne], publié le 14/05/2019, disponible sur : https://www.al-monitor.com/pulse/originals/2019/05/yemen-aid-transparency-campaign-online-financial-war-refugee.html [Consulté le 17/05/2019].. Le terme de « pire crise humanitaire au monde » est probablement erroné, en plus d’être inepte, tant les diagnostics semblent gonflés et l’aide disponible. L’opacité qui entoure cette opération et le contrôle effectué par les belligérants sur les acteurs humanitaires n’est pas spécifique au Yémen. Il se retrouve dans plusieurs autres théâtres de conflit présents ou passés – on se souvient notamment des opérations massives et massivement détournées au Soudan du Sud. Ici aujourd’hui comme là-bas hier se pose alors la question de savoir à qui bénéficie l’aide telle qu’elle est faite aujourd’hui : les populations dans le besoin ou d’autres acteurs dont ceux de pouvoir en conflit ?

Pour citer ce contenu :
V TLR, « Yémen : questions sur un dispositif de secours », 20 juin 2019, URL : https://msf-crash.org/fr/blog/guerre-et-humanitaire/yemen-questions-sur-un-dispositif-de-secours

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