Des réfugiés somaliens et leurs enfants se rendent dans un nouveau centre
Entretien

Quand les Nations unies crient famine

Rony Brauman
Rony
Brauman

Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie. Engagé dans l'action humanitaire depuis 1977, il a effectué de nombreuses missions, principalement dans le contexte de déplacements de populations et de conflits armés. Président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont "Guerre humanitaires ? Mensonges et Intox" (Textuel, 2018),"La Médecine Humanitaire" (PUF, 2010), "Penser dans l'urgence" (Editions du Seuil, 2006) et "Utopies Sanitaires" (Editions Le Pommier, 2000).

Tandis que les Nations unies annoncent la famine et 12,4 millions de personnes menacées par la sécheresse dans la corne de l'Afrique, radio et télévision relaient en boucle un appel au don de l'Unicef agitant des chiffres effrayants, quand une ONG comme Oxfam accuse le gouvernement français d'avoir des oursins dans les poches. De son côté, Rony Brauman critique l'exploitation d'un discours catastrophiste et l'utilisation abusive de chiffres cités dans les médias comme on sort un lapin d'un chapeau.

Olivier Falhun: Comment analyses-tu ce qui se passe aujourd'hui dans la Corne de l'Afrique?

Rony Brauman: En dépit du manque d'images et d'informations recoupées et substantielles, le simple fait qu'entre 1000 et 3000 personnes franchissent quotidiennement la frontière kenyane ou éthiopienne témoigne à lui seul de la gravité de la situation: on ne part pas à la légère du lieu où on réside habituellement. Autrement dit, nul doute que la situation est grave en Somalie. Mais en disant cela, je reste relativement vague par incapacité à décrire ce qui s'y passe vraiment. Les gens qui partent fuient-ils une zone de guerre ou de persécution, ou bien parce qu'ils ne trouvent plus de moyens de subsistance? Pour les deux raisons combinées, probablement. En dépit des nombreuses analyses et descriptions chiffrées, des rapports en provenance des Nations unies ou des ONG, on n'arrive pas à le savoir.

Au regard du nombre de pays affectés, il est pourtant probable que cette situation soit davantage liée au manque de nourriture qu'à la violence...

Une enquête publiée par Fews Net révèle que c'est d'abord le sud de la Somalie qui est touché, que le nord du pays est en situation de relative abondance et que le centre est plus proche du déséquilibre. Or, le sud est la région la plus moderne sur le plan agricole, c'est une vallée qui s'étend entre deux fleuves, le Juba et le Shebelli, et traditionnellement exportatrice de nourriture. Si la capacité des habitants à assurer leur propre subsistance y est entamée, il est probable que des éléments liés à l'instabilité politique y soient aussi pour quelque chose. Il y a forcément un rapport entre les conséquences de la sécheresse et cette instabilité politique, ne serait-ce que parce que dans cette région du sud de la Somalie, les aléas climatiques sont compensés par des systèmes d'irrigation qui, en l'occurrence, n'ont pas fonctionné. Cette situation est donc le produit d'un déficit de pluies et d'une défaillance politique, même s'il nous est difficile à ce stade d'en connaître exactement la nature. La situation - sécheresse et conflit - est d'ailleurs comparable en Ogaden, où les mouvements des ONG sont soumis à de sévères restrictions et où il semble donc impossible de faire un diagnostic de la situation alimentaire.

Faut-il alors remettre en cause l'ampleur et l'étendue de cette crise affectant toute la Corne de l'Afrique ?

Ce chiffre de 12,5 millions de personnes répartis sur une demi-douzaine de pays n'a pas de signification autre que celle d'un signal d'alarme tiré par les Nations unies pour alerter d'une crise extrême. Je pense toutefois qu'il s'agit d'une mauvaise stratégie. D'abord parce qu'à avancer des chiffres à six zéros et empiler les millions de victimes, on finit par faire la preuve de sa propre insignifiance et à écraser sous le poids des horreurs les gens qu'on cherche à mobiliser. Par ailleurs, ceux qui avancent de tels chiffres s'exposeraient au ridicule si les journalistes n'étaient pas frappés d'amnésie. Je rappelle qu'il y a deux ou trois ans, Oxfam parlait de 30 millions de personnes menacées par la faim dans la corne de l'Afrique. En Birmanie, on parlait d'un million et demi de personnes en danger de mort imminente. Sans oublier la grippe A, avec deux milliards de personnes menacées! Année après année, les millions de morts virtuels se succèdent. Leur effacement presque immédiat souligne l'insignifiance de ces annonces. Mieux vaut dépasser ces chiffres pour en venir à ce qui semble être le lieu où la situation alimentaire est la plus critique: certaines régions du sud de la Somalie, où existent des poches de famine. Notons d'ailleurs que ces incertitudes sont dues aux difficultés d'accès aux régions concernées, ce qui renvoie aussi aux responsabilités locales et aux dirigeants politiques somaliens.

Que réponds-tu à ceux qui s'inquiètent d'une bombe à retardement, qui redoutent que l'insécurité alimentaire actuelle ne se traduise demain par une famine de grande ampleur?

Je réponds qu'ils n'en savent rien, que les famines sont des phénomènes difficiles à prévoir et que parler de famine potentielle est un abus de langage. On parle actuellement d'une famine qui gagnerait l'ensemble de l'Est africain sur le mode d'une épidémie qui s'étendrait en nappe. Ça ne se passe pas comme ça, ce ne sont jamais des régions entières qui sont atteintes, mais des territoires localisés. De plus, le Kenya, l'Ouganda, le sud-Soudan diffèrent par de nombreux aspects. Les regrouper dans un ensemble «Corne de l'Afrique» n'a pas de sens en l'occurrence. Enfin, je rappelle qu'une famine a une dimension visuelle immédiate. On le voit tout de suite au nombre significatif d'adultes qui n'ont plus que la peau sur les os, ce qui n'est pas le cas dans les régions accessibles. Il ne s'agit pas ici de se livrer à des querelles sémantiques gratuites et hors de propos, mais de rappeler que les mots qu'on emploie pour décrire une situation déterminent le type de réponse qu'on va y apporter. C'est une question de diagnostic juste, et donc de traitement approprié, pour le dire avec les mots du médecin.

Que penses-tu dans ce cas des accusations formulées par Oxfam à l'encontre du gouvernement français, taxé d'égoïsme malgré «une crise d'une telle ampleur»?

D'un point de vue marketing, c'est bien joué puisque la contribution française a bondi de 10 à 30 millions d'euros. Mais il ne suffit pas d'accumuler les millions de dollars pour venir en aide aux Somaliens, comme les campagnes en cours l'affirment. Il s'agit donc d'une victoire à court terme: une fois l'argent engrangé, il sera difficile de rendre des comptes précis comme de garantir les secours.

L'argent qui se traduit miraculeusement en secours, n'est-ce pas pourtant une idée que les ONG contribuent elles aussi à diffuser, au risque de travestir la réalité?

Je crois qu'il y a dans l'air du temps une croyance -dont les ONG sont porteuses et qu'elles ne font que recycler dans leur propre domaine- dans la toute puissance de l'argent et de la technologie. La guerre en Libye en est encore une manifestation. Je parle de croyance car je situe ce comportement dans l'ordre du religieux, lequel s'accorde fort bien avec des intérêts plus matériels. Rappelons-nous la controverse sur les dons après le tsunami de 2004. Le simple fait pour MSF de contester l'urgence de la situation et de refuser les dons a entraîné des réactions d'une rare violence, que seule explique la passion de croire, bien sûr combinée au souci de remplir ses caisses. Ce que rappelle aussi la Somalie, c'est que l'aide en situation de famine ne se résume pas à un parachutage de vivres à destination d'une population isolée et en détresse. C'est pourtant ce modèle providentiel qui circule: on rassemble des fonds, on les transforme en nourriture énergétique, et on distribue le tout à ceux qui en ont besoin. Ce n'est malheureusement pas aussi simple...
Compte tenu de la pression médiatique croissante et de l'alarmisme extrême, je ne serais pas étonné que l'on propose des escortes militaires pour les convois à venir. Ce serait inepte mais on n'en est visiblement pas à une ineptie près. Sauf à répéter les énormes erreurs de l'opération Restore Hope menée en 1992 par les Américains, il va de soi que c'est avec les autorités locales et les intermédiaires locaux -qu'il ne faut ni idéaliser ni diaboliser- qu'il faut organiser tout cela. Sans eux ou contre eux, rien n'est possible, voici une des rares certitudes de la situation. C'est dire aussi que leur responsabilité est engagée, et pas seulement celle des intervenants étrangers.

Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « Quand les Nations unies crient famine », 5 août 2011, URL : https://msf-crash.org/fr/blog/catastrophes-naturelles/quand-les-nations-unies-crient-famine

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