Séance de rééducation dans un centre MSF à Haiti
Point de vue

Haiti : la médecine privée et les privés de médecine

Rony Brauman
Rony
Brauman

Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie. Engagé dans l'action humanitaire depuis 1977, il a effectué de nombreuses missions, principalement dans le contexte de déplacements de populations et de conflits armés. Président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont "Guerre humanitaires ? Mensonges et Intox" (Textuel, 2018),"La Médecine Humanitaire" (PUF, 2010), "Penser dans l'urgence" (Editions du Seuil, 2006) et "Utopies Sanitaires" (Editions Le Pommier, 2000).

Dans une tribune publiée le 24 juillet dans Le Monde, Alain Deloche, président de la Chaîne de l'Espoir, lance un cri d'alarme déjà entendu à quelques reprises ces derniers temps : « la médecine gratuite est en train de détruire le système de santé en Haïti » écrit-il, ajoutant qu' « il n'y a plus de moyens et [que] les patients ne sont plus prêts à recourir à des soins qui ne soient pas gratuits ».

Cette tribune fait écho à un précédent article publié dans les mêmes colonnes, rapportant le cas de deux médecins haïtiens, frères jumeaux par ailleurs, poussés à émigrer par la faillite de leur clinique, ainsi qu'à de nombreuses déclarations du Dr Théard, dont une interview publiée sur le blog Issues de Secours.

Les intérêts des médecins haïtiens sont légitimes et il n'est pas question ici de contester leur droit à les défendre. Au nom de quoi le ferions-nous ? Toutefois, c'est aller vite en besogne que d'affirmer que le « système de santé » est en voie d'être détruit par la médecine gratuite. C'est notamment oublier que, officiellement, 80% de la population, qui n'a ni revenus suffisants ni assurance santé, ne pouvait se soigner avant le tremblement de terre.Selon les rédacteurs du Plan intérimaire de santé (ministère de la Santé, mars 2010) « 50% des ménages déclarent ne pas avoir eu accès aux services de santé en cas de besoin à cause du coût élevé des services ». À ce pourcentage, il faut ajouter tous ceux qui doivent abandonner les soins en cours de traitement, faute de pouvoir les payer. C'est pourquoi on estime à 80% la proportion de la population ne pouvant recourir aux soins médicaux. 
À la suite du séisme et de l'arrivée de l'aide d'urgence internationale, la population de Port-au-Prince s'est trouvée dans une situation inédite : il lui fut alors possible d'avoir recours à des soins médicaux qui lui étaient inaccessibles jusqu'alors. Tel est le paradoxe premier de cette catastrophe.La présentation de la situation que nous propose Alain Deloche rappelle celle des compagnies pharmaceutiques prétendant que les antirétroviraux génériques (cent fois moins chers que les produits de marque) ruineraient leurs capacités de recherche, alors que ces médicaments étaient destinés - et sont effectivement prescrits - à des patients insolvables. Dix ans plus tard, les cinq millions de malades HIV mis sous traitement ne semblent pas avoir entraîné de difficultés majeures du côté des labos. Sans doute y a-t-il des patients haïtiens optant pour une consultation gratuite auprès d'une ONG plutôt que de payer dans une clinique privée. Mais il suffit de se rendre dans un dispensaire ou un hôpital d'ONG pour s'apercevoir que l'immense majorité de la population recourant à l'aide médicale gratuite resterait, en l'absence des ONG, sans soins. Certains médecins privés ont perdu une partie de leurs revenus, c'est vraisemblable, mais il est abusif de voir dans cette perte l'amorce de la destruction d'un système de soins car celui-ci, c'est de notoriété publique, n'existait pas. On sait depuis longtemps qu'en dehors des périodes d'urgence, les distributions de vivres ruinent les producteurs et aggravent une situation qu'elles sont censées améliorer. Il n'en va pas de même pour les soins de santé, bien au contraire.

J'ai vu, sur quelques murs de Port-au-Prince, les inscriptions "ONG go home !" dont parle Alain Deloche. J'en ai vu peu, beaucoup moins, par exemple, que celles appelant au retour de Duvalier... Qu'en penser ? Que la situation à Haïti a de quoi en exaspérer plus d'un ; que des responsables politiques tentent peut-être d'imputer aux ONG des retards, des lacunes, des absences qui pourraient leur être reprochés ; que sous tous les climats, les murs accueillent plus de slogans provocateurs que propos nuancés.

Quoi qu'il en soit, rien dans les contacts avec la population ne laisse penser que ces inscriptions aient à voir avec la délivrance de soins gratuits. Ajoutons ici que ce sont des médecins et infirmier(e)s haïtiens qui en prodiguent l'essentiel et que les ONG leur fournissent la possibilité de travailler dans de bonnes conditions, à des salaires un peu plus élevés que ceux - très bas - de la fonction publique.
À défaut d'un schéma directeur, le gouvernement et l'OMS ont fixé des orientations générales pour la reconstruction. Parmi celles-ci figure l'objectif d'éliminer les obstacles financiers à l'accès aux soins. Les ONG qui comptent apporter leur contribution à cette stratégie travaillent avec du personnel de santé haïtien et non contre lui.

LIRE CET ARTICLE SUR LE BLOG ISSUES DE SECOURS

Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « Haiti : la médecine privée et les privés de médecine », 30 juillet 2010, URL : https://msf-crash.org/fr/blog/medecine-et-sante-publique/haiti-la-medecine-privee-et-les-prives-de-medecine

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