Rony Brauman.
Entretien

"On a fait sans vaccin, sans pharma, avec ce dont on disposait"

Rony Brauman
Rony
Brauman

Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie. Engagé dans l'action humanitaire depuis 1977, il a effectué de nombreuses missions, principalement dans le contexte de déplacements de populations et de conflits armés. Président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont "Guerre humanitaires ? Mensonges et Intox" (Textuel, 2018),"La Médecine Humanitaire" (PUF, 2010), "Penser dans l'urgence" (Editions du Seuil, 2006) et "Utopies Sanitaires" (Editions Le Pommier, 2000).

Le Temps
Entretien

Cet entretien a été réalisé par Célia Héron pour Le Temps, et a été publié pour la première fois le 19 juin 2021.

Cette année, Médecins sans frontières fête les 50 ans de son étonnante histoire. A l’occasion du lancement de plusieurs événements à travers le monde ce mois-ci, Le Temps donne la parole à celui qui fut président de MSF de 1982 à 1994. 

C’est l’histoire d’une bande de «gauchos» autoproclamés, routards pétris d’idéaux humanistes, un brin têtes brûlées. Celle d’une petite association de «french doctors», devenue la plus rebelle des grosses machines humanitaires. Cette année, Médecins sans frontières a 50 ans. Pour marquer le coup: un festival lancé ce mois de juin lors de l’Assemblée générale et des actions égrainées tout au long de 2021.

Avec un budget annuel de 1,6 milliard d’euros, à 99% issu de dons privés, «MSF» (pour les intimes) a bien grandi. Peut-être trop. Aujourd’hui, ses 25 sections nationales emploient 61 000 personnes dans près de 75 pays. Pas moins de 300 collaborateurs travaillent à Genève pour l’ONG et dans l’organe de coordination qu’est MSF International.

Pour jeter un coup d’œil dans le rétro tout en gardant les yeux sur la route, Le Temps s’est entretenu avec le médecin Rony Brauman, figure phare de l’organisation, qui a présidé MSF de 1982 à 1994 avant de devenir membre de son Centre de réflexion sur l’action et les savoirs humanitaires (CRASH).

Certains pays du monde sortent enfin la tête du masque après un an et demi de pandémie. Comment allez-vous?

Pas mal. Vacciné, et sans effets secondaires!

Quelles répercussions a eues le covid pour MSF?

Cette pandémie a rebattu les cartes à deux niveaux pour nous: d’une part les restrictions de mouvements ont considérablement ralenti notre déploiement. Tout a été compliqué. Ensuite sur le plan médical, on a organisé de nouvelles formes d’action là où des foyers épidémiques sont apparus – comme au Malawi et au Yémen notamment. Dans certaines régions, en cas de suspicion de covid, les gens étaient rejetés par les hôpitaux qui craignaient les contagions, on a donc essayé d’offrir à ces malades de l’oxygène, une ventilation. Mais globalement, tout le monde était très frustré de ne pas pouvoir faire plus. On a fait sans vaccin, sans pharma, avec ce dont on disposait.

Comment l’ONG définit-elle l’action «humanitaire»?

Plusieurs réponses existent. Du point de vue institutionnel, MSF la définit comme une forme d’action solidaire fondée sur trois grands principes de la Croix-Rouge: neutralité, impartialité, indépendance. Je pense que chacun de ces principes est discutable, car ils ne résistent pas à un examen concret des situations de travail de terrain et ne définissent donc rien. Je lui préfère celle-ci, due au politologue Michael Barnett: soulager les souffrances d’étrangers lointains, de façon pacifique. L’aide humanitaire, cela consiste simplement à aider des gens en situation critique, des gens auxquels nous sommes reliés par notre appartenance commune à l’humanité, et pour cette raison seulement. La spécificité de MSF est que cela prend la forme de soins médicaux.

Vous avez rejoint MSF dès ses balbutiements. D’où est née votre vocation de médecin et d’humanitaire?

Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours voulu être médecin, peut-être parce que j’avais été fasciné par ceux qui m’avaient traité à l’âge de 6 ans, quand j’ai été très malade. Adulte, j’ai eu une jeunesse militante au sein de la gauche radicale, et j’ai perdu mes illusions politiques avec l’arrivée des Khmers rouges au pouvoir en 1975 et la lecture du livre de François Ponchaud Cambodge, année zéro, qui en décrivait les horreurs. Je terminais mes études et je voyais dans la toute jeune association qu’était MSF le moyen de me rendre sur les terrains de crise politique en y faisant mon métier. J’avais envie de connaître ces pays où l’histoire s’accélérait, ces sociétés qui se transformaient, non comme spectateur mais comme acteur pacifique. J’avais fait une première expérience de terrain avec Medicus Mundi au Bénin dans un hôpital de brousse et j’avais adoré. MSF offrait précisément le cadre, rare à cette époque, que j’espérais trouver: non religieux, basé sur l’action. Et je n’étais pas insensible à sa dimension romantique, aventureuse.

Quels souvenirs gardez-vous des débuts, version «petit commando»?

Les années 1970 étaient celles du tâtonnement. MSF était la première ONG humanitaire à vocation purement médicale. Or, à l’époque, c’est le «développement» qui apparaissait comme le remède permettant de venir à bout des maladies dans le «tiers monde», comme on l’appelait. La médecine était associée à une forme de néocolonialisme, avec l’ombre en arrière-plan des missionnaires et des médecins militaires. C’est la multiplication des foyers de guerre, à commencer par celle du Liban en 1975, et des camps de réfugiés, des déplacements massifs de populations au tournant des années 1980, qui a changé la donne…

Au moment de l’émergence de la notion de «sanctuaires humanitaires»?

Oui, les camps de réfugiés, d’abord ceux d’Asie du Sud-Est puis d’Afrique de l’Est, d’Amérique centrale et d’Afghanistan ont été les lieux où se sont construites les pratiques de MSF: dispensaires et petits hôpitaux, plateforme logistique, sanitation, nutrition. Et quand c’était possible, nous passions clandestinement les frontières pour rejoindre les zones de guérilla, comme en Afghanistan, en Erythrée, en Angola, au Tchad, au Salvador, en nous déployant à partir du pays voisin. Une grande partie des cadres de MSF, ceux qui ont ensuite dirigé cette association, se sont formés à ce moment-là.

C’est aussi l’époque, justement, où les divergences entre cadres ont donné lieu à d’amères luttes de pouvoir, allant jusqu’à pousser Bernard Kouchner, un des fondateurs de MSF, à claquer la porte…

C’est le départ des fondateurs qui a permis de mettre en place une action médicale décente, que nous avons obstinément cherché à améliorer en nous appuyant sur nos expériences de terrain. Le désaccord, en 1978-79, portait d’abord sur la structuration, la professionnalisation si vous voulez, que refusaient Kouchner et ses amis. Eux considéraient que les organismes existants, l’OMS, Unicef, la Croix-Rouge, etc., suffisaient, à condition de les alerter sur les situations de crise et de leur fournir du personnel soignant complémentaire. La tension des plus jeunes avec la génération des fondateurs était vive. Claude Malhuret [ndlr: élu président de MSF en 1978] incarnait cette nouvelle génération soucieuse d’agir concrètement et de sortir de ce que nombre d’entre nous voyaient comme du «tourisme humanitaire». Les fondateurs, Kouchner en premier, ont été effectivement très amers de devenir minoritaires, ils ont claqué la porte, considérant que des usurpateurs les avaient trahis et dépossédés de leur œuvre. On a eu peur, mais leur départ a en fait été une libération.

Ça n’a pas empêché MSF de déchaîner les critiques dans les années 1980…

Certes. La première vraie manifestation critique, c’était l’Ethiopie en 1984-85, lieu d’une énorme famine due à une conjonction de facteurs: collectivisation forcée, recrutement de jeunes combattants pour les guerres du Nord et sécheresse. Au bout de quelques mois, nous avons constaté que nos centres de nutrition étaient utilisés par les autorités pour regrouper les populations sinistrées et les transférer de force vers le sud, dans le but de dépeupler les zones rebelles et créer des villages modèles. Et cela, à un coût humain faramineux. Les ONG étaient devenues des appâts dans un piège à population! Nous l’avons dit, seuls, car les autres ONG ont refusé de parler, au nom de leur neutralité. Nous avons été expulsés.

La philosophie semble avoir été une boussole pour vous dans ces moments de doutes. Que vous ont appris les lectures de Raymond Aron et Hannah Arendt, que vous citez souvent?

J’ai fait mes débuts dans le monde de la guerre froide, des blocs idéologiques, et je pensais, sous l’autorité d’Aron, que l’humanitaire en tant qu’action auto-organisée était par essence lié aux démocraties. Notre présence active dans la plupart des camps de réfugiés, dont 90% fuyaient le communisme, ne pouvait que renforcer cette conviction. Pour le dire brièvement, Raymond Aron, que j’ai lu en revenant de camps du Laos et du Cambodge communiste, m’a appris à distinguer ce qui sépare la démocratie du totalitarisme. Hannah Arendt, que j’ai commencé à lire au moment de la famine d’Ethiopie, m’a fait réfléchir à ce qui, au contraire, les unit. C’est notamment à la lecture d’Eichmann à Jérusalem que j’ai compris comment nous pouvions devenir, à l’«insu de notre plein gré» dans certaines circonstances, les précieux auxiliaires d’une politique meurtrière.

L’ONG est passée de quelques hôpitaux de brousse à une «multinationale» au budget de 1,6 milliard d’euros. Comment expliquez-vous l’accélération des années 1990?

La décennie post-guerre froide est l’époque des grands déploiements de Casques bleus et du «militaro-humanitaire». L’ONU en a déployé autant entre 1990 et 1995 qu’entre 1945 et 1990. Ça a été une période de doutes, on a dû apprendre à coexister avec les Nations unies, ce qui ne s’est pas fait sans heurts, notamment en Somalie et au Liberia où nous avons subi des attaques de ces forces de paix. Les attentes des ONG à leur égard restaient fortes et parfois contradictoires. Certaines leur reprochaient d’en faire trop, d’autres pas assez. Toujours est-il que MSF a pris de l’ampleur tout au long de cette décennie, avec un développement accéléré, trop important selon moi, de superstructures internationales. Et puis les années 2000 ont été marquées par un changement d’échelle des actions terroristes et un durcissement des conflits. Je vois cela comme le surgissement de monstres créés par les interventions internationales et les occupations militaires.

Une dimension «néocoloniale» est encore aujourd’hui reprochée aux ONG sur le terrain. Où se situe MSF dans ce débat?

La question de l’héritage colonial est importante. Que reste-t-il, dans nos cadres, de cet impérialisme? Où commence l’ingérence humanitaire? Aujourd’hui, on s’interroge chez MSF sur la question de la diversité et de l’inclusion, et sur la gouvernance d’une organisation née en Europe, et donc dirigée par des Européens, mais au sein de laquelle ceux qui participent à l’action sur le terrain sont sous-représentés. C’est un débat en cours, on y travaille.

Dans quelle mesure le scandale d’abus sexuels au sein d’Oxfam en 2018 a-t-il pesé sur MSF, associée dans les médias à ces abus?

MSF était en fait en avance sur ces questions. En 2002, un scandale sexuel a éclaté au Liberia, qui concernait des abus commis par des soldats de l’ONU et des pratiques de rackets de l’aide exercés sur les réfugiés de l’intérieur des camps. Les dirigeants de MSF ont jugé que ça les concernait et ont mis en place sans tarder une «cellule abus», qui s’est avérée très utile.

Au moment où Oxfam a été mis en cause, MSF a voulu prendre les devants et partager les chiffres dont elle disposait en matière d’abus grâce à ces mesures, qui avaient permis de repérer et sanctionner le cas échéant les personnes problématiques. Et on s’est retrouvés associés au scandale dans la presse. Je crois que ça n’a pas eu de conséquences, et surtout que cela procédait d’un réflexe d’honnêteté.

Non, la controverse la plus vive, ça a été celle sur le tsunami, en janvier 2005, quand MSF a annoncé qu’elle ne prenait plus de dons pour cette situation, et donc fragilisait les campagnes de dons qui faisaient rage. Nous avons choqué beaucoup de monde en tenant simplement un discours de praticien honnête, difficilement audible dans les conditions du moment. Mais j’ai pu constater que cette position a finalement été comprise et que cela a renforcé la confiance en MSF. Si nous avions cédé à la menace du «risque réputationnel», une notion marketing en vogue, nous nous serions ridiculisés à nos propres yeux.

Comment cette liberté prise vis-àvis du «risque réputationnel» se traduit-elle en ce moment?

Prenons l’exemple des migrants: une majorité de la population occidentale a peur des «vagues migratoires» et porte un regard au mieux ambigu, au pire suspicieux, sur nos opérations de sauvetage. Mais ce n’est pas pour cela qu’on arrête. Ce serait un renoncement total. Et il y a suffisamment de gens qui sont d’accord avec ça pour qu’on puisse continuer.

«Où va le monde?», et où va MSF, selon vous?

Les régions inaccessibles ou très dangereuses s’étendent. Nous sommes restés actifs au Proche-Orient et dans le Sahel, mais dans des conditions toujours plus précaires. Vous disant cela, je réalise que j’aurais pu tenir des propos semblablement inquiets à chaque décennie anniversaire de MSF… Cela relativise un peu, mais n’annule pas mon inquiétude face à cette extension de la violence à laquelle on ne semble pas savoir répondre autrement que par la violence.

Si vous aviez 25 ans aujourd’hui, postuleriez-vous chez MSF?

Oui, sans hésiter! Mais bon… voyant certaines formes de sélections ou de procédures bureaucratiques, je me demande parfois si j’arriverais à les franchir…