Un bateau transporte une aide médicale d'urgence
Point de vue

La "flotille de la liberté" : humanitaire ou politique?

Rony Brauman
Rony
Brauman

Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie. Engagé dans l'action humanitaire depuis 1977, il a effectué de nombreuses missions, principalement dans le contexte de déplacements de populations et de conflits armés. Président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont "Guerre humanitaires ? Mensonges et Intox" (Textuel, 2018),"La Médecine Humanitaire" (PUF, 2010), "Penser dans l'urgence" (Editions du Seuil, 2006) et "Utopies Sanitaires" (Editions Le Pommier, 2000).

En mai 2010, un convoi composé de six bateaux chargés de produits médicaux, matériel de construction, fournitures scolaires et abris préfabriqués, ainsi que de nombreux volontaires, se dirigeait vers Gaza. Cette « flotille de la liberté » entendait « briser le siège de Gaza ». Elle fut prise d’assaut par un commando israélien. Neuf activistes y laissèrent leur vie. Dans cette tribune, Rony Brauman s’interroge sur l’usage des termes employés pour légitimer ou au contraire disqualifier cette initiative et le drame qui s’ensuivit. La flottille était-elle « humanitaire » ou « politique » ? Y a-t-il une « crise humanitaire » à Gaza ou non ?

La flottille arraisonnée par l'armée israélienne était-elle « humanitaire » ou « politique » ? Y a-t-il une « crise humanitaire » à Gaza ou non ? La réponse à ces questions omniprésentes ces derniers jours ne dit rien sur la situation elle-même mais nous informe sur les opinions, connues à l'avance, de ceux qui les énoncent. L'enjeu, bien entendu, est de situer cette opération dans un cadre de légitimité irrécusable ou, au contraire, d'en nier la légitimité en la rejetant comme une grossière manipulation. Au-delà de la question de la violence disproportionnée de l'assaut israélien, essayons donc d'aborder, si l'on ose dire, le problème sous un angle différent, de manière comparative, en examinant l'emploi - et le non-emploi - du qualificatif « humanitaire » dans d'autres contextes.

Souvenons-nous en premier lieu que le ravitaillement d'une population soumise à un blocus ou à une forme quelconque d'isolement ne relève pas en soi de l' « humanitaire ». Le pont aérien reliant Berlin à l'Europe de l'Ouest en 1949, durant le blocus soviétique n'était évidemment pas et n'a jamais été présenté comme une assistance humanitaire. Le « monde libre » affirmait sa détermination face à l'empire soviétique à un moment critique de tension Est-Ouest et c'était amplement suffisant. De même, l'opération « Un Bateau pour le Vietnam » dans sa première version, en 1967, devait-elle acheminer des biens que l'on qualifierait sans doute d' « humanitaires » de nos jours, puisqu'il s'agissait de médicaments, de groupes électrogènes, de vélos et autres marchandises civiles. Mais un tel qualificatif aurait bien fait rire les militants, qui l'auraient rejeté sans appel car nous le voyions (j'en étais) comme un acte de solidarité militante avec le Vietnam résistant à l'invasion américaine. Quand, douze ans plus tard, un autre « Bateau pour le Vietnam » fut affrété pour recueillir les victimes du régime que nous défendions auparavant, l'affichage « humanitaire » s'imposa cette fois-ci comme une évidence. Ce n'était pourtant pas les victimes d'une calamité quelconque que ce bateau se proposait de secourir mais celles d'un régime particulier, le pouvoir communiste de Hanoï et c'est pourquoi un tel affichage était discutable. Bien d'autres boat people, en effet, ont risqué et risquent encore leurs vies, fuyant une vie de misère dans des embarcations de fortune, sans pour autant susciter de telles initiatives de sauvetage et ce sont aujourd'hui des trafiquants passibles de peines de prison qui assurent le passage tarifé des aspirants à une vie meilleure. Le « Bateau pour le Vietnam » était d'abord un symbole, une dénonciation de l'oppression totalitaire avant d'être une action humanitaire. Il n'y a là rien d'infamant mais la nuance mérite d'être soulignée, si l'on veut comprendre le caractère erratique et opportuniste de l'emploi de ce qualificatif.

Revenons à l'actualité de la « Flottille de la liberté » et à la bataille de mots qu'elle a déclenchée, en relevant au passage que l'intitulé « flottille humanitaire » vient de la presse et non des passagers de la flottille. Du côté israélien, on affirme qu'il n'y a pas de « crise humanitaire » à Gaza, que l'État hébreu y fait passer chaque semaine des centaines de « camions humanitaires », et que le chargement de la flottille pouvait être acheminé sans encombre via Israël ou l'Égypte comme le furent, par exemple, les secours envoyés à Haïti via Saint-Domingue à la suite du séisme. On en conclut que le refus des organisateurs d'en passer par ces conditions démontre le caractère « politique » (comprenez illégitime ou suspect) de leurs intentions. Du côté de la « flottille », on se présente comme des militants des droits de l'homme témoignant « des effets dévastateurs de la violence israélienne sur le peuple palestinien » et mobilisés pour « soutenir le droit de la Palestine à accueillir les internationaux comme visiteurs, observateurs humanitaires, travailleurs humanitaires, journalistes ou autres. » Les uns et les autres sont au moins d'accord sur deux points : le blocus est une réalité et l'aide extérieure est indispensable à la survie des Palestiniens de Gaza.

L'enjeu du conflit réside donc dans le caractère symbolique de la livraison de marchandises, destinée à médiatiser sous une forme spectaculaire le bouclage de ce territoire. De fait, passer par Israël pour atteindre Gaza n'est pas équivalent à passer par Saint-Domingue pour arriver à Haïti, le tremblement de terre de Port-au-Prince n'étant pas dû à une décision du pays voisin. L'arrivée directe par voie maritime était bien sûr l'enjeu même de ce convoi. Il n'y a pas de « crise humanitaire » en Palestine, si l'on suppose que cette formule étrange désigne une urgence vitale telle une famine, mais chacun sait que la stratégie de garrotage de la population gazaouite adoptée par les gouvernements israéliens depuis trois ans a des conséquences désastreuses. Notons également que ce n'est pas la nature des biens fournis qui permet de qualifier ou non d'humanitaire le contenu des camions israéliens, pas plus que celui des bateaux de la flottille, bien qu'un usage distrait de ce mot se soit imposé depuis les années 1980 pour qualifier toute donation dans un contexte de crise. On a vu plus haut qu'une assistance légitime et utile peut être inspirée par d'autres considérations qu'humanitaires.

Certains des manifestants maritimes sont animés par des considérations humanitaires, d'autres par une sympathie politique ou politico-religieuse, mais tous se rejoignent dans la dénonciation d'une politique d'État. Ce registre les propulse inévitablement dans le champ politique, comme bien d'autres avant eux à qui on ne l'a pas nécessairement reproché. L'usage des mots n'étant pas soumis à copyright, on est bien obligé d'accepter leurs emplois variés et parfois incohérents mais on n'est pas tenu de s'y soumettre. En l'occurrence, la question n'est pas de savoir si cette flottille est humanitaire ou politique mais quelle politique elle poursuit et il n'y a, sur ce point, aucune ambiguïté: « Réveiller la conscience internationale sur la fermeture de la Bande de Gaza », selon la formulation de Freegaza. Convenons que cette spectaculaire diplomatie non-étatique, humanitaire ou non, a réussi là où les diverses chancelleries ont à ce jour échoué.

Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « La "flotille de la liberté" : humanitaire ou politique? », 4 juin 2010, URL : https://msf-crash.org/fr/blog/acteurs-et-pratiques-humanitaires/la-flotille-de-la-liberte-humanitaire-ou-politique

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